La gauche par l’exemple – Désobéissance des collectivités territoriales : approche juridique

« Rien d’audacieux n’existe sans la désobéissance à des règles » Jean Cocteau

Le droit à la désobéissance peut être examiné sous l’angle politique, philosophique, mais aussi évidemment juridique puisqu’il implique une confrontation avec le droit en vigueur, constamment mouvant. Ainsi, ce qui pouvait relever de la désobéissance peut devenir, par l’évolution du droit positif, une action tout à fait légale. La légalisation de l’IVG est l’un des exemples les plus évidents venant à l’esprit, puisque de crime, cette action est devenue un droit théoriquement protégé par l’Etat et celles et ceux qui s’y opposent physiquement peuvent être condamné-e-s pénalement. La désobéissance est donc particulièrement dépendante du droit en vigueur, lui-même produit d’un rapport de forces politique et social. Ainsi, la loi Veil du 17 janvier 1975 n’aurait sans doute jamais été adoptée sans l’action militante de soignant-e-s et des mouvements féministes. Le consentement à l’autorité est donc au cœur de la problématique. Il convient de noter que les ressorts de ce consentement ont évolué : la légitimité (étymologiquement : la crainte de la loi) est secondée par ce que les Nords-Américains nomment le «soft power», c’est-à-dire la nécessité pour les gouvernements de faire accepter par des moyens non violents (le divertissement, la publicité, les médias de masse,…) une pensée dominante. La contester, c’est déjà désobéir. Même si, par ailleurs, la contre-révolution conservatrice née au Royaume-Uni et aux Etats-Unis avec Margaret Thatcher et Ronald Reagan, s’est aussi accompagnée d’une politique de répression accrue à l’égard de classes considérées comme dangereuses. Néanmoins, la contestation sociale et les actes individuels ou les mouvements collectifs de désobéissance ne cessent de se développer et de se structurer, en s’appuyant notamment sur les outils qu’offrent les nouvelles technologies. La question de la désobéissance est aussi au centre d’une réflexion sur le fonctionnement des institutions. En France, le passage à une 6ème République apparaît de plus en plus nécessaire afin non seulement de rééquilibrer les pouvoirs au détriment de l’exécutif, mais aussi pour développer la démocratie dans le fonctionnement même de la société (lieux de travail, démocratie locale,…). Cette nouvelle démocratie que l’on pourrait qualifier d’implicative nécessite une révolution citoyenne qui peut se caractériser par un triptyque : partage des richesses, des pouvoirs et des savoirs. Evidemment, dans cette perspective, les collectivités territoriales devront être repensées intégralement : de fiefs détenus par des notables, elles deviendraient une source importante de démocratie et d’inspiration des politiques menées nationalement. C’est ainsi que, par exemple, peut se concevoir l’implication des collectivités dans la définition d’une planification écologique.

Dans le contexte actuel, pourquoi et comment désobéir à l’échelon local ? Quels sont les moyens pour les collectivités territoriales d’aller plus loin que la désobéissance ponctuelle?

Pourquoi et comment désobéir à l’échelon local ?

Il peut paraître étrange voire scandaleux que des collectivités locales, élues démocratiquement, s’affranchissent d’une partie des lois, elles aussi produits du processus démocratique. Par ailleurs, dans le cadre du rapport de forces précédemment décrit, pèse le risque que la désobéissance soit utilisée pour des vues antagonistes (cf les actions des commandos anti-IVG, pas toujours violentes), ce qui remettrait en cause les vertus régulatrices et pacifiques du droit, si chacun-e lui préfère son appréciation subjective. Néanmoins, paradoxalement, la désobéissance civique a été théorisée en même temps que s’est construit et renforcé l’Etat de droit. En France, la déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 en porte la marque radicale en reconnaissant «la résistance à l’oppression» comme l’un des «droits naturels et imprescriptibles de l’Homme». La constitution du 24 juin 1793 et la déclaration des droits qui y est rattachée, bien que jamais appliquées, demeurent une source immense d’inspiration. Les articles 9, 11, 12, 33, 34 et 35 de cette déclaration reviennent sur le droit et même le devoir, de résistance à l’oppression et à l’arbitraire. La brèche fondamentale est alors ouverte : la souveraineté populaire remplace le principe de droit divin. Au 19ème siècle, le philosophe états-unien Henry-David Thoreau est jeté 24 heures en prison pour avoir refusé de payer ses impôts à un Etat esclavagiste. Il théorise alors la désobéissance civique : «Il est plus désirable, écrivait-il, de cultiver le respect du bien que le respect de la loi». La désobéissance, que l’on peut préférer nommer résistance (terme plus fort car impliquant une critique globale de la pensée dominante, alors que la désobéissance recouvre des actions ponctuelles) est donc la mise en action d’un rapport de force. Elle se définit toujours par rapport à une ou plusieurs normes juridiques qu’elle contourne, subvertit ou même viole. Il y a donc des degrés différents de désobéissance. Parrainer des étrangers en situation irrégulière, prendre des arrêtés anti-expulsions locatives ou anti-coupures d’électricité ou de gaz, refuser de mettre en place un service minimum d’accueil des enfants scolarisés prévu par la loi du 20août 2008 en cas de grève des enseignant-e-s afin de ne pas la rendre inopérante… sont autant de décisions qui ont pu, ces dernières années, être prises par des collectivités territoriales et qui ont souvent donné lieu à des contestations juridiques de la part des préfets. La justice administrative donnant le plus souvent raison à ces derniers en annulant par exemple systématiquement les arrêtés anti-expulsions…revotés chaque année par des dizaines de communes. De même, malgré quelques décisions de première instance favorables aux communes (TA de Melun ou de Cergy-Pontoise), la justice administrative s’est montrée majoritairement favorable aux recours des préfets contre des décisions de communes refusant de mettre en place le service minimum d’accueil, avec souvent des condamnations à astreinte à la clé. Sur ce contentieux, le Conseil d’Etat a même jugé qu’une décision d’un conseil municipal décidant à l’unanimité des suffrages exprimés «d’agir en conformité avec les principes républicains qu’il défend en ne mettant pas en place de service d’accueil dans les écoles de la commune» fait naître un «doute sérieux» sur sa légalité (arrêt du 7 octobre 2009, commune du Plessis-Pâté). Néanmoins, l’adoption systématique d’arrêtés anti-expulsions par exemple dans certaines communes, même s’ils sont retoqués par la justice administrative aboutit à ce que, dans les faits, aucune expulsion locative n’y intervienne depuis plusieurs années, compte-tenu des délais de jugement et de la trêve hivernale… Dans le combat écologique, les occasions de mener des actions de désobéissance ne manquent pas : l’opposition à la construction de l’aéroport de «Notre-Dame-des-Landes», à l’extraction des huiles et gaz de schiste, aux OGM sont plus que jamais d’actualité. L’attitude des collectivités locales, accueillantes ou promotrices de tels projets (comme la majorité PS de la municipalité de Nantes ou du conseil général de Loire-Atlantique concernant l’aéroport) ou au contraire opposantes et en résistance, est déterminante. Il faut, pour que ces projets coûteux et nuisibles voient le jour que les collectivités soient partie prenante, ne serait-ce que pour laisser à disposition des terrains qu’elles peuvent le cas échéant préempter. Le coût nécessite le plus souvent aussi un financement conjoint Etat/collectivités et même de l’Union européenne. Le refus de voter ces financements est, avec le droit de préemption, un moyen de s’y opposer. La désobéissance proprement dite, en opposition à une loi, peut concerner aussi la protection de l’usage libre et gratuit des «semences de ferme», c’est-à-dire le droit des paysans de sélectionner et de replanter l’année suivante des graines de leur propre récolte. Droit interdit par une loi votée le 28 novembre 2011 transposant un règlement européen de 1994 qui obligent les paysans à payer une taxe aux semenciers industriels pour pouvoir continuer à utiliser les «semences de ferme». Seuls les paysans produisant moins de 92 tonnes de céréales en sont exemptés. Ce qui en clair conduit à une marchandisation du vivant au profit de quelques sociétés semencières géantes. La Cour de justice de l’Union européenne a, le 12 juillet 2012, interdit à une association française de petits producteurs nommée Kokopelli de continuer à commercialiser des variétés anciennes de semences, tout en la condamnant à verser 100 000 euros de dommages-intérêts à la société Graines Baumaux. Cette décision, couplée à la nouvelle loi française, fait peser une lourde menace sur la biodiversité, au profit de quelques sociétés géantes ayant ainsi l’occasion de s’attribuer le monopole des semences. Les collectivités territoriales peuvent, par des subventions aux coopératives agricoles ou aux associations pratiquant les «semences de ferme», les aider à contourner cette loi scélérate et ainsi préserver la biodiversité, les circuits courts, l’entraide entre paysans, etc… La désobéissance à la dette est aussi une question qui se pose aux collectivités qui ont pu souscrire auprès de Dexia des emprunts toxiques. Une commission d’enquête parlementaire présidée en 2011 par Claude Bartolone, alors à la tête du Conseil général de Seine-Saint-Denis particulièrement concerné par ces emprunts, a montré que 5500 collectivités territoriales étaient concernées par ce type de prêts pour un total de 18, 8 milliards d’euros dont 15,7 milliards par des produits «à très fort risque ». Une commune de l’Isère (11200 habitants), Sassenage (par ironie, relevons que le maire est membre du Nouveau Centre…) a refusé depuis 2010 de s’acquitter auprès de Dexia du reboursement des intérêts d’un emprunt toxique indexé pour moitié sur le franc suisse. Saisie par le préfet de l’Isère pour déterminer le caractère de « dépense obligatoire » de cet intérêt, la chambre régionale des compte de Rhône-Alpes a soutenu la commune dans un avis rendu le 31 mai 2012. « La dépense de 636 992,41 euros, objet de la saisine au titre de l’article L.1612-15 du CGCT, ne présente pas un caractère obligatoire pour la commune de Sassenage. Il n’y a pas lieu, en conséquence, de proposer des mesures de rétablissement de l’équilibre budgétaire ». Par ailleurs, la commune a saisi le tribunal de grande instance de Nanterre, juridiction du siège social de Dexia d’une action contre la banque pour faux et abus de confiance. La décision n’est pas encore connue à ce jour. Début 2012, le maire de Saint-Etienne avait aussi annoncé que sa Ville allait «  payer les emprunts Dexia au prix du marché, et pas un euro de plus, et non à à des taux de 8%, 10%, et plus, puisque l’Etat a reconnu qu’il y avait un problème et qu’il a garanti ces emprunts ».

La désobéissance : pour aller plus loin

Malgré la jurisprudence évoquée, le cadre juridique actuel offre des possibilités assez larges aux « collectivités territoriales » (qui sont, aux termes de l’article 72 de la Constitution, « les communes, les départements, les régions, les collectivités à statut particulier et les collectivités d’outre-mer ») de décision et d’initiative, au nom du principe de « libre administration » des dites collectivités, auquel le Conseil constitutionnel a reconnu, dès 1979 une valeur constitutionnelle. Grâce notamment à la seule disposition intéressante issue de la réforme constitutionnelle de 2008 : la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), la France étant pratiquement le dernier pays de la cinquantaine que compte le Conseil de l’Europe à avoir mis en œuvre un contrôle de constitutionnalité des lois déjà en vigueur.

Au terme de ce dispositif, tout justiciable peut, depuis le 1er mars 2010, devant la justice judiciaire ou administrative, soutenir, à l’occasion d’une instance devant une juridiction administrative comme judiciaire, « qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit », en application de l’article 61-1 de la Constitution. Une collectivité territoriale en tant que justiciable peut donc soulever l’inconstitutionnalité d’une loi. Si la QPC est considérée comme sérieuse par les juridictions saisies, le Conseil d’Etat (justice administrative) ou la Cour de cassation (justice judiciaire) peut la transmettre au Conseil constitutionnel. Celui-ci, depuis 1971, ne se contente pas, comme cela était prévu par la constitution de 1958 de se prononcer sur la seule compatibilité d’une loi avec le texte de la constitution, mais s’assure aussi du respect de principes fondamentaux tirés de la déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, de grandes lois de la IIIème République (liberté d’association, laïcité,…), du préambule de la Constitution de 1946 (droit de grève, droit au travail, droit aux soins,…), ou de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. Par ce biais, une collectivité peut non plus seulement désobéir, mais obtenir l’abrogation pure et simple de dispositions législatives jugées contraires à la Constitution. C’est un formidable levier. Pour ne prendre qu’un exemple victorieux d’une telle action, le Conseil général des Landes a obtenu, par une décision du Conseil constitutionnel du 8 juillet 2011 que soit abrogé l’article L.2224-11-5 du code général des collectivités territoriales qui disposait que «les aides publiques aux communes et groupements de collectivités territoriales compétents en matière d’eau potable ou d’assainissement ne peuvent être modulées en fonction du mode de gestion du service». En clair, cet article, au nom du principe de concurrence libre et non faussée, empêchait les collectivités de favoriser la gestion publique de l’eau. Le Conseil constitutionnel a jugé que cette disposition contrevenait au principe à valeur constitutionnelle de libre administration des collectivités territoriales découlant des articles 72 et 72-2 de la Constitution de 1958. Cette décision ouvre à coup sûr des possibilités larges de contester les lois prises pour imposer la logique austéritaire. Pour ne plus avoir à désobéir, la meilleure solution est de changer la loi. Avec la QPC, à l’occasion d’une instance judiciaire, une collectivité peut désormais y contribuer.

La perspective de l’imposition du traité budgétaire européen (TSCG) par une loi organique est un nouveau défi à plusieurs titres : d’une part, il conviendra que le Conseil constitutionnel se prononce sur la compatibilité à la constitution de la dite loi qui lui sera obligatoirement soumise s’agissant d’une loi organique. Ce n’est parce que le Conseil a indiqué, de manière très contestable, que l’adoption du TSCG ne nécessitait pas de réforme constitutionnelle qu’il jugera forcément que la loi le transposant en droit français est constitutionnelle, notamment au regard des atteintes portées par ce texte au principe de souveraineté populaire. La cour allemande de Karlsruhe se prononcera prochainement sur cette question. D’autre part, si le TSCG était applicable, il conviendra pour les collectivités à qui il serait par exemple refusé une dotation de l’Etat au nom de la limitation du déficit public à 0,5% de contester cette décision devant la justice, sachant que le principe de compensation des transfert de charges a déjà été consacré et a pu donné lieu à des condamnations de l’Etat en cas de non-respect. Enfin, le déficit public comprenant aussi le déficit des collectivités locales, un mot d’ordre de désobéissance devra être lancé. Nicolas Sarkozy avait anticipé ce risque en indiquant que, s’il était réélu, il se réservait la possibilité de convoquer un référendum en cas de désaccord de gestion entre les collectivités et l’Etat. Pourtant, selon l’INSEE, le déficit des administrations publiques locales est passé de 1,4 milliard d’euros en 2010 à 0,9 milliards en 2010. Ce qui laisse des marges de manœuvre. Le TSCG, s’il devait par malheur entrer en vigueur, pourrait donner une acuité tout particulière à la désobéissance des collectivités locales.

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