Turquie • Un journaliste de Bir Gun et un étudiant d’origine kurde témoignent
René Arrighi, militant du Parti de gauche et Tristan Sadeghi ont rencontré dimanche 9 juin Berhat Gultekin, journaliste à Bir Gun, l’un des principaux journaux de la gauche anticapitaliste turque et membre du Parti de la liberté et de la solidarité (ÖDP) ainsi que Ridvan, un étudiant d’origine kurde membre du BDP, Parti pour la paix et la démocratie. Voici les entretiens qu’ils ont recueillis.
Berhat Gultekin pouvez-vous nous parler de la révolte de la jeunesse turque? Comment avez-vous vécus cette semaine?
J’ai tout appris la mobilisation pour le parc par les réseaux sociaux comme facebook. A partir de vendredi dernier j’ai commencé à suivre les évènements pour Bir Gün Gazetesi. Je passe mon temps entre Taksim et la rédaction. J’ai dormi deux fois au parc.
Il faut comprendre que depuis 10 ans le parti du Président, l’AKP (Parti pour la justice et le développement) fait subir une pression grandissante sur les économistes, les journalistes et les académiciens. Dans le même temps la situation économique s’aggrave avec les plus riches qui deviennent plus riches et les plus pauvres qui deviennent plus pauvres. Tout cela crée une animosité à l’encontre du gouvernement. Dernièrement celui-cir à fait connaitre son intention de s’immiscer plus avant dans la vie privée des gens ( législation sur l’alcool, interdiction pour les couples de s’embrasser en public à Ankara). Une limite à ne pas franchir. Avec Gezi Park la population s’est engouffrée dans un mouvement qui auparavant ne réunissait que les plus militants d’entre nous. Au fur et à mesure que la violence augmentait les gens se sont mobilisés de plus en plus.
Comment pensez-vous que le mouvement va évoluer ?
L’AKP à d’abord choisi de réprimer le mouvement. Ca n’a pas marché. Elle à ensuite choisi le pourrissement en retirant la police de Taksim ces quatre derniers jours. Maintenant nous pensons qu’elle va infiltrer des provocateurs dans le mouvement pour créer des affrontements entre nous et retourner l’opinion publique. Par exemple ils tentent de provoquer un conflit entre nationalistes turques et membres du mouvement kurdes. De même ce matin des jeunes ont lancés des cocktails Molotov contre la police alors que nous avons condamné l’usage de la violence. Il s’agit de milices de l’AKP qui tentent de retourner l’opinion publique contre nous.
Quelles seraient vos revendications?
Nous sommes pour une société directement géré par le peuple, ce qui n’est pas concevable sous l’AKP. Cependant nous réclamons dans l’immédiat l’arrêt des violences policières et juridiques. Nous demandons que des sanctions contre ceux qui ont usé de la violence de manière disproportionné.
Comment réagit le gouvernement face à vos revendications ?
Dans les médias il se dit prêt à négocier. Gezi Park lui a pourtant envoyé ses revendications il y a quelques semaines et elles sont restées lettre mortes. A présent nous apprenons qu’une délégation de Gezi Park va être reçue. C’est une stratégie pour gagner l’opinion publique, en réalité le gouvernement ne joue pas la carte du dialogue. Il est possible qu’il cède sur quelques points mais sur l’essentiel Erdogan ne reculera que s’il y est forcé.
Quels sont vos relations avec le CHP, le principal parti de l’opposition turque.
C’est un parti hétérogène qui rassemble des libéraux, de sociaux démocrates, des socialistes. Ce qui les regroupes avant tout c’est la défense de la laïcité et le nationalisme. Nous pouvons nous entendre sur certains points, nous avons des désaccords sur d’autres. Nous les retrouvons sur la défense de la vie privée par exemple
Sur la laïcité nous avons des divergences. Nous nous opposons à l’instrumentalisation de la religion par l’AKP. En revanche face à cela le CHP à pendant longtemps adopté par réaction une laïcité d’exclusion. Le résultat à été contre productif. L’AKP a fait des filles voilées un symbole d’une oppression laïque. Nous concevons la laïcité comme la neutralité de l’état vis-à-vis des affaires religieuses associée à une liberté de pratiquer tous les cultes. Nous réclamons la suppression de la mention religion sur la carte d’identité car elle fracture la société en groupe et permet à l’état de ficher les individus.
Quelle est votre position sur la question kurde ?
Nous reconnaissons le droit pour les kurdes d’employer leur langue et nous condamnons toutes les violences dont ils font l’objet. Nous sommes prêts à reconnaitre s’ils le souhaitent leurs droits à des institutions autonomes dans le cadre d’une Turquie fédérale. Cependant nous pensons que la pauvreté et l’exclusion des kurdes provient avant tout du modèle économique turque et de l’idéologie fasciste diffusée par une partie des élites. Turcs et kurdes peuvent vivre ensemble dans un même pays.
Quelle est votre position sur les droits des femmes en Turquie ?
Le pouvoir tente de faire reculer leurs droits qui sont parmi les plus avancés de la région. Quand ils déclarent que l’avortement est un crime, quand le maire d’Ankara propose le suicide comme alternatives à l’avortement pour les femmes violées, quand la justice trouve des prétextes pour limiter les peines en cas de viol ou quand le premier ministre dit que celles-ci doivent faire au moins trois enfants. Tout cela est révélateur de l’état d’esprit du pouvoir vis-à-vis des femmes. Elles sont cependant nombreuses à se mobiliser contre ça.
Quelles sont vos propositions pour faire évoluer le statut de la femme ?
La liberté des femmes, c’est la liberté du peuple. Nous inciterons chacune d’entres elles à faire des études et à travailler. Nous pensons que des quotas sont nécessaires jusqu’à l’arrêt des réflexes patriarcaux. A l’ÖDP 30% de nos représentants sont des femmes, 50% pour les fonctions les plus importantes.
Quelle est votre position vis-à-vis du modèle économique turque ?
La Turquie est complètement dépendante du monde extérieur et se développe en fonction des besoins des capitalistes. Nous souhaitons une réappropriation populaire de tous les secteurs clefs de l’économie, avec des mécanismes de prises de décisions directes et collectives.
La privatisation de la santé et de l’école ces dernières années a contribué à une hausse des inégalités. L’école doit former un esprit critique et la réflexion individuelle. La médecine doit être préventive afin d’éviter au maximum les interventions et les traitements violents pour le corps.
Comment envisagez-vous l’avenir de la Turquie ?
Les élections, telles qu’elles se pratiquent en Turquie, ne sont pas démocratiques. D’une part il ne peut pas y avoir de démocratie réelle dans un système ou les opposants, les journalistes ou les élus d’oppositions sont persécutés et où le parti politique au pouvoir contrôle les principaux moyens d’informations. D’autre part nous refusons l’idée de confier tous les quatre ans le pouvoir à des élus sans que ceux-ci ne doivent rendre des comptes. Nous sommes pour une prise de décisions collective dans chaque aspect de nos vies. La résistance de gezi Park, cette politisation nouvelle, révèle une chez la jeunesse une volonté d’être acteur de son propre destin.
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Ridvan, comment en es tu arrivé à d’adhérer au Parti pour la paix et la démocratie, le BDP ?
L’adhésion au BDP a été naturelle. Dans ma région natale (le Kurdistan au Sud Ouest de la Turquie), le BDP est la principale force politique active. J’y ai adhéré tôt, dès mes 17 ans.
Comment expliques-tu le mouvement de contestation qui s’est développé à partir de Gezi Park ?
La défense du parc Gezy n’est pas la raison principale du mouvement initié dans ce même parc. En réalité, cela faisait un certain temps que l’AKP (parti du premier ministre, Tayyip Erdogan) mettait sous pression les Kurdes et les Turcs. On pourrait dire que le seuil de tolérance de la population a été dépassé et qu’il s’agit d’un mouvement résultant d’un long processus politique engendrant la colère. C’est l’expression de notre mécontentement vis-à-vis de la politique menée par l’AKP.
Que reproche t-on exactement à l’AKP ?
Le gouvernement restreint les libertés individuelles (lois restreignant la consommation d’alcool, les démonstrations d’affections publics pour les couples) ou politiques (quasi criminalisation de la politique au sein de l’université). Boire de l’alcool, militer dans un parti politique ou un syndicat, parler une autre langue que le turc dans la rue, est passible de sanction. Fait grave, on compte à travers le pays environ 10.000 prisonniers politiques. Pour vous donner un ordre d’idée de l’atmosphère du pays, Il a fallu attendre plusieurs jours après le début des événements du Parc Gezy pour que les télévisions publiques en parlent.
Il faut également rappeler que les inégalités économiques s’accroissent, que les riches profitent énormément de la croissance économique alors que les personnes les plus modestes s’appauvrissent davantage.
Quelle est l’atmosphère au Parc Gézy ?
L’atmosphère est aujourd’hui [NDLR: dimanche 9 juin] encore extraordinaire. De nombreux stands ont été installés pour distribuer gratuitement de la nourriture.
La force du mouvement est justement d’avoir su s’élargir pour devenir plus festif et s’ouvrir à des personnes moins politisés qui se politisent petit à petit en venant au parc mais qui viennent initialement pour l’atmosphère festive. De plus en plus de monde, qui n’hésitera pas, le cas échéant à se dresser face à la force répressive envoyée par le gouvernement.
Quelles sont les revendications immédiates du BDP ?
En premier lieu, nous exigeons l’abandon du projet de destruction du Parc. Ensuite, nous demandons la libération des trop nombreux camarades placés en garde à vue, parfois même placé en examens seulement pour avoir participer au mouvement. Nous portons également la revendication d’une garantie légale de limitation de l’usage de gaz lacrymogène par la police Enfin, des excuses publiques d’Erdogan pour les violences commises à notre égard et ses insultes (ndlr : le premier ministre Erdogan a notamment traité les manifestants de « vagabonds », de « casseurs ») sont attendues.
Et quelles seraient vos revendications à plus long terme pour la Turquie?
Sur le plan économique, nous constatons que la croissance importante qu’a connue la Turquie n’a profité qu’à une poignée de privilégiés et que les inégalités se sont creusées. Nous souhaitons donc un grand changement de la politique économique menée, avec une augmentation des salaires et la réalisation d’une politique du type de celle menée par le Vénézuela ou la Bolivie.
Nous mettons également en avant la question de la place des femmes dans la société. Elles ont en effet du mal à trouver du travail, bien que cela soit un peu moins difficile dans certaines régions du pays, comme au Kurdistan. La société entière est en effet encore fondée sur le modèle patriarcal : de nombreux maris dissuadent ou tentent de dissuader leurs épouses de s’investir en politique. C’est pourquoi nous estimons que la mise en place de quota hommes/femmes (en tant que mesure provisoire) pour les élections politiques peut être une bonne idée pour faire évoluer les pratiques de la société.
Enfin nous voulons une égalité de traitement entre les musulmans, les alévis, les chrétiens, les athées. Même si le pays est majoritairement musulman chacun doit être traité de la même manière. L’état doit prendre en charge les lieux de culte de chacun et cesser de mépriser les minorités
Quelle est votre position vis-à-vis des régions kurdes ?
Le droit de parler et de recevoir une éducation dans notre langue. 20 millions de turcs sont kurdophones, ce sont actuellement des citoyens de secondes zone. Cela doit s’appliquer aussi pour les arméniens et les arabes de Turquie.
Les kurdes ont fait un pas dans le sens d’un accord en retirant le PKK du pays. C’est accord ne doit pas être unilatéral. Nous demandons la libération d’Abdullah Ocalan ainsi que le remboursement des 2.000.000 de maisons kurdes brulés par l’armée dans cette guerre.
Nous souhaitons que les 21 régions de Turquie disposent d’une grande autonomie, du fait de leurs spécificités. Nous voulons, dans le cadre d’une Turquie fédérale, avoir nos propres lois, notre propre gouvernement et la possibilité de gérer nous même nos ressources.
Cependant nous ne réclamons pas un nouveau pays car l’indépendance n’est pas la solution à l’exploitation capitaliste. L’échelon fédéral est le plus approprié pour gouverner démocratiquement dans le sens des aspirations du peuple.
Par ailleurs les turcs sont nos frères et les conflits n’existent qu’à cause de la politique fasciste d’un état qui cherche à nous diviser. Nous ne sommes pas des nationalistes. Je ne suis le pas le patriote d’un pays mais d’une idéologie.