Grèce • Occuper l’E.R.T (télévisions et radios publiques grecques)
Emile Gatsos, militant du Parti de Gauche est actuellement en Grèce et témoigne de la mobilisation lors de la fermeture de la Télévision publique.
Monté mercredi 12 juin dernier dans le bus B5 qui dessert la banlieue nord-est d’Athènes, je m’aperçois que tous les autres passagers ont le même projet que moi : rejoindre l’occupation du bâtiment de l’E.R.T lancée la veille par les travailleurs des télévisions et radios publiques grecques, après que le premier ministre ait décidé par un simple décret ministériel violant une nouvelle fois la Constitution grecque de les fermer le mardi soir à 19h.
Cette annonce a véritablement sonné le signal de la révolte pour beaucoup de Grecs et leur a donné l’occasion tant attendue après les nombreuses défaites encaissées depuis plusieurs années. Parmi les voyageurs, je reconnais un ami dont je sais qu’il ne vote plus, écœuré par le système politique grec. Il m’explique immédiatement : « Si tu ne montes pas à cette occupation, tu ne vaux rien comme citoyen. »
Le retour d’une Junte est dans tous les esprits depuis l’annonce de cette fermeture : l’E.R.T, seule télévision légale en Grèce (aucune télévision privée n’a d’autorisation légale d’émettre, mais le gouvernement ne se soucie pas de les fermer !), est aussi la seule dont les statuts impliquent une certaine égalité de temps de parole accordée aux différents partis politiques. Malgré cela, c’est la seule qui a refusé d’inviter les néonazis de l’Aube Dorée à venir s’exprimer sur ses plateaux. Sa fermeture signifierait donc un accès aux écrans bien moindre pour le Syriza et les autres partis progressistes de la Grèce, tandis que la droite austéritaire et les nostalgiques du Troisième Reich auraient comme aujourd’hui le champ libre sur les chaînes privées. Depuis plusieurs mois, le gouvernement de Samaras, dont la politique a conduit à un effondrement complet de l’économie et de la société grecques, ne voit plus son salut que dans les thèmes sécuritaires et racistes. Certains, dans son parti, envisagent déjà une alliance avec l’Aube Dorée, après l’effondrement des sociaux-libéraux qui auront voulu participer aux politiques d’austérité.
Une fois sur place, nous découvrons une foule déjà impressionnante. Dans les jardins, le hall, et même les couloirs de la rédaction, c’est une masse de citoyens de tous âges qui s’est spontanément réunie. Certains ont l’air épuisés : « Je suis là depuis hier soir, j’aurais dû emporter un sac de couchage avec moi. » L’idée fait son chemin et quelques tentes et campements sont ensuite apparus dans les jardins. L’E.R.T est et restera ouverte, ont immédiatement proclamés les employés : nous sommes donc là pour rester, aussi nombreux que possible pour empêcher une intervention des CRS. Mais, c’est une chance que ce bâtiment soit à l’écart du centre : depuis 2008, la police grecque a appris à disperser sans résistance possible toutes les manifestations et les occupations de places dans le centre de la ville. Ici, en revanche, elle n’a pas d’expérience et la géographie du lieu rend inopérantes nombre de ces nouvelles brigades apparues non pour protéger le citoyen, mais pour briser le manifestant.
De toutes parts, les conversations politiques fusent, on espère enfin reprendre le combat contre le gouvernement et faire chuter Samaras. Pour beaucoup, c’est là le véritable objectif, au-delà de la réouverture immédiate de la E.R.T dont le mode de fonctionnement n’était pas un modèle de transparence et qui n’hésitait pas, comme les autres médias, à casser du sucre sur le dos des manifestants et à remplacer les reportages sur les luttes sociales ou environnementales par la couverture de faits divers. En décidant de continuer d’émettre malgré la décision du Premier ministre et cela grâce au canal mis à sa disposition par le Parti Communiste de Grèce, l’E.R.T a acquis soudainement son indépendance. Elle a désormais la possibilité, comme le dit Mitsos, un de mes amis grecs, d’être « une chaîne au service du peuple. Avant, le peuple n’avait rien, ni la justice, ni la police, ni le pouvoir de faire des lois, ni le quatrième pouvoir. Maintenant, il peut avoir ce quatrième pouvoir. Et alors, chaque jour qui passera sapera un peu plus le gouvernement. » Mais, personne parmi ceux qui sont venus soutenir ces travailleurs ne souhaite simplement le retour de l’E.R.T dans le giron des partis clientélistes au pouvoir, Nouvelle Démocratie et Pasok. « Si ce mouvement ne vise qu’à réinstaller certains dans leurs places à l’ombre, les gens seront deux fois plus nombreux à se ressembler ici même pour demander à les chasser ! » déclare une manifestante.
Le soir, malgré la pluie, tout le monde danse aux premiers concerts donnés sur le parvis du bâtiment. Et, le lendemain, jour de grève générale en soutien à l’E.R.T, la foule est immense pour la manifestation. Les médias français ont relayé les chiffres de la police, là où les journaux grecs parlent de près de 100 000 manifestants, rien qu’à Athènes. La foule se renouvelle constamment jusqu’aux concerts du soir. On voit se multiplier les panneaux et les stands d’information sur les autres désastres en cours : privatisation de l’eau d’Athènes et de Thessalonique, mine d’or de Skouriès… Les banderoles des enseignants fleurissent et viennent rappeler que le mouvement actuel ne peut pas concerner que la télévision publique. Si le gouvernement revenait sur ces 2600 licenciements dans l’audiovisuel public, il faudrait qu’ils les retrouvent dans d’autres administrations. C’est la solution alternative défendue par le Pasok. Il y a un mois, les enseignants, menacés par plusieurs milliers de licenciements, ont voté à plus de 80% une grève de 6 jours qui aurait conduit à l’annulation des examens Panhelléniques (examens à la fin du lycée, déterminant l’entrée à l’Université) et cela malgré les menaces du gouvernement de licencier immédiatement tous les grévistes. Mais les centrales syndicales, elles, ont préféré reculer et décider l’abandon de la grève. La bataille pour l’E.R.T est donc comme une revanche, la possibilité de revenir sur l’ensemble de la politique actuelle, qui ravage tous les services publics sans exception.
Extrait d’un documentaire en cours de réalisation sur le coup de force mené par le gouvernement grec contre les télévisions et radios publiques :
THE LOST SIGNAL OF DEMOCRACY from Yorgos Avgeropoulos on Vimeo.
L’E.R.T émet encore en ligne et les interventions de soutien se multiplient. Dans la journée de lundi, j’obtiens qu’un camarade du Syriza lise à l’antenne le communiqué du Parti de Gauche que j’ai traduit. Le soir, au septième jour d’une lutte ininterrompue, le Conseil d’État a demandé la réouverture de l’E.R.T jusqu’à ce qu’une autre chaîne publique ait vu le jour. Le gouvernement Samaras s’obstine pourtant à voir dans cet arrêté une validation de la fermeture et refuse encore d’exécuter cette décision. Tel est bien le gouvernement que Daniel Cohn-Bendit, venu hypocritement appuyer les travailleurs de l’E.R.T lundi après-midi, avait appelé à soutenir en juin dernier, souhaitant même une alliance gouvernementale allant du Pasok jusqu’à la droite réactionnaire et xénophobe des Grecs Indépendants. Pour satisfaire les demandes de la Troïka, la constitution est sans cesse violée depuis 2010, les libertés publiques écrasées, l’État ne tient plus que par la police, l’armée, et le détournement de la colère populaire vers les immigrés.
Le mouvement de l’E.R.T est aujourd’hui à la croisée des chemins. Depuis le début, il marque la renaissance d’un mouvement social fort et victorieux contre la coalition au pouvoir et contre la Troïka. Après des mois à voir s’enchaîner les nouvelles catastrophiques sur le présent et l’avenir du pays et à constater que le peuple n’arrivait plus à se révolter, cette occupation a été porteuse d’espoir. Immédiatement, les références aux camarades turcs sont apparues, et c’est désormais un panneau explicite qui accueille le manifestant dans les jardins : « ERTaksim, SAMARdogan » Mais sur ce mouvement planent encore toutes les incertitudes des mouvements sociaux semblables à celui des Indignés, faute d’organisation et de stratégie collective. Du jour au lendemain, si rien ne prend forme rapidement et si le gouvernement ne joue pas la carte de la répression brutale qui pourrait provoquer un nouvel embrasement, les gens peuvent rentrer chez eux et retourner à leur combat ordinaire contre la crise. Au combat solitaire, perdu d’avance, contre le naufrage d’un pays entier. Mais si les journalistes de l’E.R.T comprennent le sens du soutien que leur a apporté le peuple grec ; si les différentes formes de solidarité et d’organisation populaire apparues partout dans le pays parviennent à lui donner une véritable visée politique ; si le Syriza, comme il l’a promis, mène bien jusqu’au bout la lutte pour faire tomber le gouvernement, il est possible que ce qui se passe en ce moment-même à l’E.R.T soit le premier craquement de la chaîne austéritaire en Europe.
Je termine avec la remarque d’un camarade : « Peut-être que ce qui se passe ici, dans ce jardin, c’est actuellement le vrai centre politique de l’Europe. »
Emile Gatsos, 19 juin 2013