A propos des « Fusillés pour l’exemple »

Mémorial

J’ai été invité demain à la remise officielle du rapport de la mission du Centenaire de la guerre de 1914-1918 présidée par l’historien Antoine Prost, au ministre chargé des anciens combattants. J’irai, même si j’ignore ce que contient ce rapport, tout en n’ayant aucun doute sur le sérieux du travail du grand historien qu’est M. Prost. Et, je ne connais aucune des conclusions ni préconisations qui seront proposées au gouvernement. Il y a quelques mois, lors de la rédaction de ce rapport, le Parti de gauche, comme d’autres formations politiques, avait été sollicité et j’ai été auditionné, avec mon camarade Pierre Yves Legras, notamment par les deux historiens Nicolas Offenstadt et André Loez sur notre position au sujet des « fusillés pour l’exemple ». Cet échange fut d’une grande richesse, puisqu’ils sont tous les deux parmi les meilleurs experts de la question. Longtemps mené, au lendemain de la guerre, par les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier et par des associations comme la LDH ou la Libre Pensée, le combat pour la réhabilitation de ces fusillés a grandement avancé ces dernières années. Il semble que François Hollande veuille même faire quelques déclarations sur le sujet le 11 novembre prochain. Dans l’attente d’y voir plus clair, je publie les notes qui ont constitué le cadre de notre déclaration devant les membres de la commission. Une nouvelle fois, merci encore à mon ami Pierre Yves, qui a passé l’été à lire les précieux travaux du Général André Bach et qui a joué un rôle essentiel dans notre réflexion.

Fusillés pour l’exemple Déclaration devant la commission :

Le Parti de Gauche accorde dans son action politique une place centrale à la question de la bataille idéologique. A ce titre, nous prenons l’histoire et les tentatives d’instrumentalisation dont elle fait l’objet au sérieux. Nous nous sommes déjà mobilisés face aux entreprises de manipulations de l’histoire venues de l’extrême droite, spécialement du FN, mais aussi de la droite « buissonnienne ». L’histoire de la Première Guerre mondiale n’échappe pas notre vigilance. Héritiers de Jaurès, nous y sommes même particulièrement attachés.

Pour en venir à la question spécifique des fusillés de la Première Guerre mondiale, nous tenons quelques points majeurs pour solidement acquis, grâce aux travaux récents des historiens.

1) la Justice militaire fut en 1914-1918 une justice d’exception qui n’avait que l’apparence de la justice, même aux regards des normes répressives des armées de l’époque. Seule une définition extensive presque sans limite des qualifications de « désertion en présence de l’ennemi », « abandon de poste » ou « refus d’obéissance », infractions passibles de la peine de mort selon le code de justice militaire, assura la légalité et l’apparence de la légitimité à la répression militaire. C’est une justice militaire expéditive qui conduisait ses victimes, parfois en 24 heures, au poteau d’exécution, sous la pression plus ou moins directe du commandement, sans instruction sérieuse ou avec une instruction strictement à charge, et sans que l’accusé bénéficie d’une véritable défense.

Cette justice militaire fut aussi particulièrement répressive puisque les comparaisons internationales montrent que l’armée française se singularisa de sinistre façon par le nombre des condamnations à mort et plus encore celui des exécutions pendant la Grande guerre.

2) C’est bien « pour l’exemple » que l’armée française fusilla 600 de ses hommes.

Les historiens ont aujourd’hui accumulé les témoignages de la volonté du haut commandement français de rendre une justice « pour l’exemple ». Le cérémonial macabre des exécutions, devant le front des troupes, et la publicité donnée aux condamnations et aux exécutions, au sein de l’armée et jusque dans les communes d’origine des fusillés en attestent aussi largement.

Il est établi que la désignation des accusés releva très souvent de l’arbitraire, notamment pour réprimer les mouvements collectifs de désobéissance par la désignation de « meneurs ». De même, ce sont souvent moins les faits reprochés que des antécédents ou l’origine sociale qui conduisaient devant un peloton d’exécution.

Par delà la nature et la commission établie ou non des faits reprochés aux accusés, tous les fusillés furent moins soumis à une procédure judiciaire que désignés comme instruments pour servir par l’exemple d’une répression impitoyable à la tenue en main des troupes.

3) Les 600 combattants français fusillés ne doivent pas faire oublier que le nombre des victimes de la répression militaire est beaucoup plus élevé. On ne connaîtra jamais le nombre des exécutions sommaires de soldats par un officier, des hommes délibérément exposés comme punition à une mort quasi-certaine en première ligne ou même abandonnés dans le no man’s land séparant les lignes de tranchées, des condamnés aux travaux forcés qui furent envoyés pourrir et mourir dans les bagnes coloniaux. Il ne faudrait pas oublier non plus les dizaines de civils fusillés pour espionnage ou de soldats allemands exécutés pour pillage, sans avoir eu le droit de présenter au minimum leur défense.

alexis-corbiere-com-public-019m-jpg 4) Les fusillés pour l’exemple de 1914-1918 ne sont pas les victimes d’une barbarie anonyme ou d’une tragédie impersonnelle de l’histoire. S’il y eut des fusillés, c’est qu’il y eut des fusilleurs. La responsabilité incombe au haut commandement, en premier lieu à Joseph Joffre pour les années 1914-1915 et à Philippe Pétain en 1917. Ce sont les chefs des armées qui autorisèrent et encouragèrent même les pratiques disciplinaires les plus répressives et les plus expéditives. C’est Joffre qui exigea des autorités civiles qu’elles abandonnent leurs prérogatives judiciaires sur la masse des citoyens mobilisés. C’est Joffre qui réclama – et obtint – le recours aux conseils de guerre spéciaux responsables de la moitié des exécutions pendant les dix premiers mois de la guerre.

Mais cette responsabilité est partagée avec celle du pouvoir exécutif, du Président de la république Raymond Poincaré, du gouvernement de René Viviani et des ministres de la guerre Adolphe Messimy et Alexandre Millerand en 1914, de Paul Painlevé en 1917. C’est le gouvernement qui céda au pouvoir militaire, qui abandonna jusqu’au droit de révision et au droit de grâce pour les condamnés à mort, qui tint volontairement le Parlement dans l’ignorance de l’ampleur de la répression et de la carte blanche donnée à l’état-major pour réprimer. Il y a là une leçon politique qui ne devrait pas être oubliée à l’occasion des prochaines commémorations.

Ces points établis, quelle place donner aux fusillés dans la mémoire nationale et les commémorations du centenaire de la Première Guerre mondiale ?

1) Lionel Jospin a prononcé en novembre 1998, à Craonne, des paroles qui ont marqué un tournant dans les commémorations publiques. Elles peuvent encore aujourd’hui nous servir de point de repère. Oui, comme le disait Lionel Jospin, il faut que les fusillés « réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale. » Précisons que cette mesure de justice doit concerner à nos yeux l’ensemble des fusillés de la Grande guerre et pas seulement les mutins de 1917, et même plus largement toutes les victimes de la répression militaire.

2) Cette réhabilitation morale et civique ne pourra être que générale et collective. C’est la seule façon de rendre justice à l’ensemble des condamnés des conseils de guerre. C’est la seule façon de rendre justice aux victimes d’exécution sommaire, à ceux qui sont morts au bagne après que leur condamnation à mort a été commuée en peine de travaux forcés.

Nous savons aussi que les archives de la justice militaire ont perdues une partie – 20% ? – des dossiers et qu’une nombre considérable de dossiers sont aujourd’hui incomplets ou encore n’ont jamais contenu que des pièces à charge.

3) Faudrait-il pour autant interdire aux familles et aux associations qui défendent la mémoire des fusillés depuis bientôt un siècle, tout recours devant une cour de justice pour obtenir la révision des condamnations et la réhabilitation judiciaire des condamnés?

Nous pensons que la proposition de reconnaissance générale et collective n’exclut pas cette demande, portée notamment par la Ligue des Droits de l’Homme (LDH) qui mène sur ce terrain une lutte exemplaire pour la justice et la démocratie depuis l’immédiat après-guerre. L’ouverture des archives de la Justice militaire et les travaux encore en cours des historiens permettent de découvrir des éléments nouveaux sur les faits eux-mêmes et sur le fonctionnement des conseils de guerre. Il y a sans doute matière à revoir des cas qui n’ont encore pas fait l’objet d’une révision par les tribunaux militaires et les cours spéciales de l’entre-deux-guerres.

Pour nous, les deux démarches ne se situent pas sur le même plan et peuvent être complémentaires. Il n’y a pas lieu de les opposer.

alexis-corbiere-com-public-monumentcaporaux01m-jpg 4) Reste que la mémoire des « fusillés pour l’exemple » ne doit pas occulter celle de l’ensemble des victimes de la guerre. L’armée française condamna à mort 2.400 de ses hommes et en fusilla 600. La guerre fit en France 1.300.000 morts et laissa 3 millions de blessés pour 8 millions de mobilisés au total. Réintégrer les fusillés de la grande Guerre dans la mémoire collective ne signifie pas privilégier ces morts sur telle ou telle autre catégorie de victimes. Le risque serait alors grand de construire une mémoire segmentée, voire une hiérarchie des victimes de la guerre, selon l’origine, la classe, l’affectation sur le front ou la façon la mort fut reçue.

Cette question de la place des fusillés dans la mémoire publique nous renvoie plus largement à celle du sens de la commémoration du 11-Novembre et du centenaire de la Première Guerre mondiale. Fusillés par l’armée française, tirailleurs africains expédiés de force dans les tranchées de Verdun ou lancés à l’assaut du Chemin des Dames, paysans, ouvriers et instituteurs écrasés sous les bombes de l’artillerie allemande et parfois de l’artillerie française, soldats gazés dans des abris de fortune ou la boue, grands blessés morts en 1919 ou 1920 après d’atroces souffrances, il n’y a pas lieu de célébrer aujourd’hui des morts plus nobles ou plus dignes de pitié, des victimes plus innocentes ou plus consentantes.

La mort des fusillés pour l’exemple, comme celle des autres combattants s’inscrit dans une même logique, celle d’une guerre de masse, moderne, industrielle et bureaucratique qui broya des dizaines de millions d’hommes et en tua 11 millions. Tous, les fusillés comme les autres, moururent non pas d’une tragédie sans cause ou d’un absurde enchaînement de circonstances sans responsables. De la même manière que l’on peut remonter de l’exécution des soldats aux responsabilités militaires et politiques qui permirent d’obtenir l’obéissance absolue des soldats sous peine de mort, il est possible et nécessaire de toujours mieux préciser les raisons et les responsabilités politiques, économiques et idéologiques de la guerre.

Pour nous, ce sont ces préoccupations d’éducation collective et de formation civique qui doivent présider aux commémorations à venir. C’est en tout cas dans cet état d’esprit que le PG compte y prendre toute sa part.

Quelles formes pour la commémoration ?

1) Nous pensons qu’il est temps de rompre avec une conception traditionnelle et pour tout dire conservatrice des cérémonies commémoratives. Est-il bien conforme aux valeurs de la République de s’en tenir à la mise en scène d’un peuple passif, devant les armées ou son écran de télévision pendant qu’un monarque, fut-il élu au suffrage direct, déclare une vérité officielle ?

Le PG soutient qu’il est possible de transformer la commémoration en un moment de réflexion politique, c’est à dire collective, en mettant à contribution intellectuels, savants et artistes comme les responsables politiques et les représentants du monde associatif et du mouvement social. Créations littéraires, théâtrales, musicales, expositions et lectures publiques, pourquoi ne pas associer toutes les formes de la créativité populaire au service de la célébration de la mémoire collective ?

De fait, la question des fusillés de la grande Guerre s’y prêterait particulièrement bien. D’une part, parce que le pouvoir politique et notamment le pouvoir exécutif n’est pas le mieux placé pour tenir le premier rang dans la commémoration des fusillés pour l’exemple à cause du rôle qu’il a joué aux moments où la répression aux armées fut la plus féroce. Ensuite, parce que c’est bien de la société que viennent les forces qui se mobilisent depuis plus de 90 ans pour obtenir la réhabilitation des condamnés.

2) Pour dire clairement les choses, le PG ne pourrait se satisfaire d’une présidentialisation de la mémoire collective, déjà trop exacerbée par Nicolas Sarkozy et ses conseillers « historiques » Patrick Buisson et Henri Guaino. Et s’il faut à tout prix, à l’inauguration du cycle commémoratif du centenaire de l914-1918, mettre à l’honneur une institution politique c’est au Parlement de tenir le premier rang. Que le souvenir des fusillés pour l’exemple comme celui de la Grande Guerre toute entière serve à rappeler que les parlementaires jouèrent un rôle décisif pour réduire la rigueur de la justice militaire dans le cas précis des fusillés. Et plus largement, que ces commémorations rappellent que c’est un régime parlementaire qui sut en 1914-1918 organiser et conduire la défense nationale, allant jusqu’à débattre en séance des choix stratégiques du commandement.

Après un quinquennat pendant lequel la pratique de l’histoire « bling bling » a pu encore, comme une évidence, accroître le champ d’intervention du présidentialisme exacerbé de la Ve République, saisissons l’occasion d’en finir, une fois pour toute, avec les usages et mésusages politiques de l’histoire.

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