Je ne développerai pas ici la façon désastreuse dont ce monsieur, qui avait qualifié Jean-Luc Mélenchon de« danger pour la démocratie » (subtil, non ?), gère le délicat dossier concernant « les roms », ni son refus d’appliquer ce qui était pourtant la proposition n°30 du candidat Hollande (c’est-à-dire le récépissé délivré par les forces de police après un contrôle d’identité), ni sa continuité dans les tracasseries concernant les personnes souhaitant obtenir un permis de séjour, ni cette mise en scène du risque terroriste islamiste (et ce silence sur le terrorisme en Corse qui ne cesse de tuer) qui produit une angoisse permanente téléscopant tous les débats sérieux, etc… Non. J’aborderai ici la posture, ou l’imposture laïque, de M. Valls, cette façon de concevoir l’exigence laïque à géométrie variable. Comment désormais prendre au sérieux ses déclarations appelant à une « République intransigeante » ou encore à une « laïcité exigeante » ? L’enflure du propos contraste avec ses actes. Il n’est d’ailleurs même pas l’héritier de Georges Clémenceau tel qu’il voudrait le faire croire. Je m’en expliquerai à la fin de ce billet. A propos de laïcité, il faut parler clair et il faut agir juste. Si l’on veut être compris de la part de ceux qui auraient la tentation de ne pas respecter nos lois laïques (et il est bien réel qu’ils existent), il faut soi-même être exemplaire.
A ce titre, son attitude comme Ministre de l’intérieur, et donc aussi Ministre du culte, depuis quatre mois est dangereuse et scandaleuse. De plus en plus, sa parole pour défendre la laïcité devient totalement inopérante. Comment demander à nos concitoyens de respecter la laïcité, quand on ne la respecte pas soi même ? Le dernier scandale en date a été révélé par l’Humanité d’hier. Avec ma camarade Pascale Le Néouannic, secrétaire nationale du PG en charge du combat laïque, nous avons immédiatement réagi par le communiqué suivant :
Manuel Valls piétine la laïcité
Dimanche 21 octobre, en prévoyant d’assister, comme porte-parole officiel de la République, aux cérémonies organisées par le Vatican pour la canonisation du Père Berthieu missionnaire colonial à Madagascar, le ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, va piétiner la laïcité.
Ce mépris d’un principe majeur de la République n’est hélas pas un fait isolé. Depuis plusieurs semaines, le ministre de l’Intérieur multiplie les gestes en direction des religions et contre la laïcité.
D’abord, il explique que la laïcité est un « principe, une méthode qui connaît ses adaptations »… Puis, il se rend à Strasbourg pour défendre le statut dérogatoire du Concordat en expliquant qu’il « n’y a pas de raison de le supprimer en prétextant l’exception qu’il représente ». Enfin, il assiste à une béatification de Louis Brisson en la cathédrale de Reims, ce qui fut une première dans l’histoire de notre République.
En se rendant prochainement à Rome, Manuel Valls s’apprête à bafouer une fois encore les principes de la loi de 1905. Cela doit cesser.
Ce voyage est la triste continuité d’un autre, celui de Nicolas Sarkozy, promoteur de la « laïcité positive » qui, lors de son discours à Latran, avait assumé une rupture avec la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat. En mettant ses pas dans ceux de l’ancien Président, le ministre de l’Intérieur participe d’une reconfessionnalisation de l’espace civique qui sape les fondements de notre “vivre ensemble”. Le PG demande solennellement au ministre de l’Intérieur d’annuler ce déplacement. »
Vous avez bien lu. Le Ministre de l’intérieur de la République française va se rendre samedi prochain au Vatican pour participer à une cérémonie religieuse. C’est à peine croyable ! De quel droit ? Au nom de qui ? Pour faire quoi ? En quoi la République française doit-elle s’associer, et payer le déplacement d’un Ministre, à ce type de cérémonie ? Libre aux catholiques du monde entier de célébrer qui ils veulent, mais une République laïque ne doit en rien être présente à ce type d’évènement. C’est là une grave attaque contre la loi de 1905. Ce comportement ébranle une nouvelle fois tous nos principes fondamentaux. Chacun bien sûr doit pouvoir pratiquer son culte, vivre pleinement ses convictions spirituelles, mais un représentant de l’Etat laïque doit garder ses distances avec toute cérémonie, quelle qu’en soit le culte. D’autant qu’il serait particulièrement inacceptable qu’il participe à certaines cérémonies et non à d’autres, sous le seul prétexte qu’elles sont d’un culte minoritaire en France. Qui ne comprend pas la spirale dangereuse qui se mettrait ainsi à l’œuvre ? Que vient faire le Ministre de l’intérieur dans cette galère ?
Car enfin, M. Valls a-t-il lu préalablement les propos du pape Paul VI lorsqu’il fit le 17 octobre 1965 de Jacques Berthieu un « bienheureux » de l’Eglise catholique ? Les voici : « Voici donc un nouveau fils de France élevé aux honneurs de la béatification. La France, fille aînée de l’Église, a donné au cours de son histoire millénaire tant de fruits de grâce et de sainteté, tant de preuves de son attachement au siège de Pierre, tant de témoignages de sa générosité missionnaire, tant de désintéressement dans l’œuvre éducatrice des peuples, qu’elle a accomplie dans l’univers! C’est pour Nous une joie de le redire aujourd’hui, et de prier Dieu pour que cette noble nation demeure fidèle à ce glorieux passé et sache se montrer toujours riche en nouvelles initiatives et féconde en vocations missionnaires. »
En quoi la France républicaine a-t-elle à s’associer à ces propos ? En quoi a-t-elle à les cautionner ? Et depuis 1965, la situation a évolué. Le 19 décembre 2011, le cardinal Angelo Amato, préfet de la Congrégation des causes des saints, a été autorisé par Benoit XVI à promulguer des décrets reconnaissant des « miracles »attribués à l’intercession de ce « bienheureux ». C’est cela qui a ouvert la voie à sa prochaine canonisation. Pour juger Berthieu digne de devenir un saint, il faut accepter l’idée qu’il ait accompli des miracles. En quoi la France républicaine doit-elle être liée avec cet obscurantisme ?
Plus largement, en 2012, la République juge-t-elle la vie et le parcours de M.Jacques Berthieu comme exemplaire au point qu’un Ministre s’en mêle ? Cet homme eut un engagement dans la foi catholique total. Du point de vue de ses convictions, sa vie fut sans doute respectable. Mais cette existence d’engagement s’inscrit pleinement dans la politique coloniale de la France à la fin du XIXe siècle. Ce jésuite commença ses études théologiques à Vals (cela ne s’invente pas) en Ariège, puis il partit dans l’Océan Indien à la Réunion puis à Madagascar où il mourra, exécuté, le 8 juin 1896. Sa mort tragique n’est compréhensible qu’à la lumière de la brutale politique coloniale de la France. Sans cela, il ne se serait jamais rendu là-bas. Cette politique coloniale fut engagée lors d’un débat parlementaire resté célèbre en 1885. A cette occasion, Jules Ferry (auquel curieusement François Hollande a tenu à rendre hommage le jour de son investiture, tout en considérant que « sa défense de la colonisation fut une faute morale et politique » ), s’était exclamé : « Il nous faut Madagascar ».
Après de nombreuses péripéties et de manœuvres complexes qui dureront quelques années et qui permettront à la France de préparer son contrôle total de l’île, le ministre de la Guerre fait voter en 1894 au parlement un crédit de 65 millions de francs et l’envoi de 15 000 hommes. Devant l’opposition d’une grande partie des socialistes et des radicaux, la « question de confiance » est posée. La crainte d’une crise fait voter la guerre à une très large majorité. 8 000 des 15 000 militaires prévus sont des appelés du contingent tirés au sort sur l’ensemble du territoire national. On embarque en outre 6 000 mulets convoyés par 7 000 auxiliaires algériens. On équipera aussi cette armée de 5 000 voitures Lefebvre, qui avaient été efficaces sur les terrains plats et secs de l’Afrique occidentale. A Madagascar, elles se révèleront désastreuses.
Deux ans plus tard, le lieutenant-colonel Lyautey, en route pour la capitale de Madagascar, découvrira les traces laissées par l’expédition sur les quatre cents kilomètres de son parcours. Il évoquera « une retraite de Russie en avant ». Durant toute la campagne, 25 soldats seulement meurent au combat, mais 5773 de maladies diverses, essentiellement du paludisme, mais aussi de typhoïde, de dysenterie, de tuberculose et d’insolation. Très vite la quinine vient à manquer. Les pertes globales s’élèvent à 40%, du jamais vu dans une campagne coloniale récente. (cf. le site dormirajamais.org). En revanche, aucun chiffre précis n’a été établi à propos des victimes malgaches de cette expédition.
En conséquence de cette opération, la monarchie malgache, d’une grande faiblesse, s’effondrera en 1895 pour devenir un protectorat, puis en 1896 une colonie française. La présence des troupes françaises, qui assura son contrôle avec poigne, coûta la vie à beaucoup de malgaches qui résistaient. Logiquement, et tragiquement, elle suscita de nombreuses réactions violentes des différentes tribus et peuples qui habitaient l’île. C’est à cette occasion que Jacques Berthieu fut fusillé par des groupes armés malgaches.
Si j’ai raconté brièvement cette histoire c’est pour essayer de « contextualiser » les choses. Au-delà même de la participation d’un Ministre à une cérémonie religieuse, en quoi la mort tragique de Berthieu doit elle avoir une portée symbolique qui intéresse la République laïque de 2012 ? En rien à mes yeux.
Ironie ultime de l’histoire. Manuel Valls aime à raconter, devant ceux qui ne connaissent pas bien le passé, qu’il se réclame de Georges Clémenceau. Là aussi, l’imposture totale pointe le nez. De ce dernier, Valls ne retient que le Ministre de l’intérieur réprimant les mineurs en grève en 1906 et en désaccord avec Jean Jaurès ,ce qui est déjà assez pitoyable pour un socialiste.
Manuel Valls ferait mieux de se souvenir de deux actes bien plus intéressants de Clémenceau. Premièrement, en 1885, il s’oppose à Jules Ferry lors du débat parlementaire sur la politique coloniale. Avec courage, Georges Clémenceau ne voulait pas que la France envoie des troupes au Tonkin notamment, mais aussi à Madagascar. A cette occasion, il prononça un magnifique discours anti-colonialiste. Difficile donc, pour Manuel Valls, d’être en claire cohérence avec Clémenceau en allant rendre hommage à un homme qui, certes pour des raisons religieuses et non militaires, participa à l’aventure coloniale ouverte par le vote de 1885.
Deuxièmement, à la différence de M. Valls, Georges Clémenceau était un laïque conséquent. Au lendemain de la première guerre mondiale, il refusa toute présence officielle de son gouvernement à un Te Deum à Notre-Dame de Paris, donné en hommage aux morts. C’était pour lui une question de principe.
Il y a un siècle, on appelait Clémenceau « le tigre ». Aujourd’hui, concernant la laicité, comment nommer Manuel Valls ? Le tigre de papier ? Le chat qui miaule pour plaire aux religieux ? Si, le 21 octobre, il se rend au Vatican, il montrera une nouvelle fois à quel point le mot de « laïcité » n’a aucune signification dans sa bouche. Dans une France secouée par la montée des communautarismes, son attitude serait irresponsable.