Islande – Une révolution avortée ?

Islande-manifestation

La révolution des casseroles et une victoire historique de la gauche

Tout le monde a parlé de la situation qu’a connue l’Islande en 2009. La crise financière qui se déchaine, les banques qui font faillite… Les islandais, qu’on n’avait jamais vus aussi en colère depuis des temps immémoriaux, étaient alors descendus massivement dans les rues, pour réclamer la démission du Premier ministre conservateur Geir Haarde. Ils auront finalement gain de cause. C’est la « révolution des casseroles », en référence à l’habitude prise par les manifestants de taper sur des ustensiles de cuisine pour se faire entendre. Cette révolution devient un symbole international pour tous les peuples en lutte contre une crise du capitalisme qu’ils n’ont pas provoqué.

Le Parti de l’indépendance, jusqu’ici force dominante incontestée du système politique islandais, est balayé par la révolte populaire. Alors même qu’elle est encore minoritaire au Parlement, la gauche prend le pouvoir avec l’ambition de reprendre l’économie en main et d’accéder aux revendications de la population. La social-démocrate Jóhanna Sigurðardóttir prend la direction du gouvernement dans le cadre d’une coalition entre son parti et le Mouvement Vert de Gauche. C’est la première femme à prendre la tête d’un gouvernement en Islande. C’est aussi le premier gouvernement homogène de gauche de toute l’histoire du pays. Le symbole est fort.

Le nouveau gouvernement entreprend de déclencher des élections législatives anticipées et d’engager les démarches pour une adhésion rapide de l’Islande à l’Union européenne et à la zone euro, rompant avec une longue tradition de défiance vis-à-vis de la construction communautaire. L’effondrement de la couronne islandaise – la monnaie locale – a lourdement pesé dans ce choix. L’adhésion à l’UE, longtemps soutenue par les sociaux-démocrates, reçoit in extremis le soutien de la droite, mais pas du Mouvement Vert de Gauche. Ces derniers feront toutefois profil bas, les sondages indiquant que pour la première fois, une majorité d’islandais souhaite l’adhésion de leur pays à l’UE comme à l’euro.

Le 25 avril 2009, les élections législatives, auxquelles 85 % des électeurs prennent part, confirment le nouveau gouvernement et consacrent une victoire historique de la gauche. Pour la première fois de toute l’histoire du pays, les avatars modernes des deux composantes historiques de la gauche islandaise, sociale-démocrate et écosocialiste, remportent la majorité absolue des suffrages exprimés et des sièges à l’Althing, la chambre unique du Parlement. Cette victoire est surtout à mettre au crédit du Mouvement vert de gauche, qui obtient 21,7 % des voix, soit une progression de 7,4 points. L’Alliance social-démocrate ne progresse que de 3 points mais devient le premier parti politique du pays, avec 29,8 % des voix, contre 23,7 % pour le Parti de l’indépendance, qui s’effondre (-13 points). Jóhanna Sigurðardóttir est reconduite à son poste de Premier ministre.

Un processus constituant innovant mais laborieux

Poursuivant sa promesse d’entendre les revendications du peuple, le gouvernement lance un long et complexe processus constituant, devant aboutir à terme à la rédaction d’une nouvelle constitution pour l’Islande. La loi sur l’Assemblée constituante, adoptée le 16 juin 2010, prévoit l’élection d’une assemblée de 25 à 31 représentants de la société civile dont la tâche sera de « réviser la constitution de la République ». Les partis politiques et leurs leaders n’ont pas la possibilité de candidater.

Le 6 novembre 2010, un Forum national est organisé en partenariat avec l’Althing. Il réunit un millier de personnes tirées au sort et représentatives de toutes les régions du pays, dont 50 % de femmes. Il est encadré par un Comité constitutionnel de 7 personnes, chargé de veiller au bon déroulement des opérations. Les participants au Forum sont répartis en plusieurs petits groupes pour faciliter la fluidité de la discussion et la prise de parole du plus grand nombre. Les discussions sont retransmises sur un site internet. Les comptes-rendus des délibérations du Forum aboutissent à la rédaction d’un rapport de 700 pages par le Conseil constitutionnel, qui servira de base aux travaux de la constituante. Plusieurs grandes valeurs y sont affirmées, comme l’égal accès de tous à la santé et à l’éducation, et le contrôle de l’accès aux ressources naturelles par la puissance publique.

En marge de la convocation de l’élection de l’Assemblée constituante, la crise économique continue de produire ses effets. Le gouvernement fait voter au Parlement la « seconde loi Icesave », qui doit permettre de rembourser 3,8 milliards d’euros de dette aux Pays-Bas et au Royaume-Uni. Les islandais, ruinés, ne l’entendent pas de cette oreille. Une pétition circule et obtient 60 000 signatures (soit environ 20 % de la population totale du pays !). Sous la pression populaire, le président de la République, Ólafur Ragnar Grímsson, refuse de contresigner la loi. Un référendum est donc organisé. Il se tient le 6 mars 2010 : 62,7 % des électeurs prennent part au scrutin, la loi est rejetée par plus de 93 % des votants. Le gouvernement est désavoué, mais entend bien persévérer. La gauche déçoit déjà…

Le 27 novembre 2010, l’élection de l’assemblée constituante a enfin lieu. Le mode de scrutin est très complexe, il s’agit d’un système à vote unique transférable : les candidats élus sont ceux ayant reçu individuellement le plus de vote. Les électeurs sont donc invités à classer les candidats par ordre de préférence. Problème : 552 personnes se portent candidates pour tout au plus 31 mandats. Le processus électoral étant illisible, seuls un tiers des islandais prennent part au vote. 25 personnes sont élues, dont 10 femmes, pratiquement toutes issues des couches supérieures de la société : universitaires, chercheurs, avocats, médecins, journalistes… La nouvelle Islande se construit sans son peuple.

Le 25 janvier 2011, la Cour suprême aggrave la situation en invalidant l’élection de l’Assemblée constituante, la jugeant illégitime compte-tenu du trop faible niveau de la participation. Le gouvernement fait toutefois voter la création d’un Conseil constitutionnel permettant aux 25 membres de la défunte constituante de poursuivre leurs travaux. Les délibérations du conseil sont retransmises sur Internet, via des dispositifs qui permettent aux islandais de faire des commentaires et de proposer des idées. Dans un pays où la quasi-intégralité des habitants est connectée, la possibilité de participation citoyenne n’est pas négligeable.

Le 29 juillet 2011, le Conseil constitutionnel remet à l’Althing un projet de constitution comportant 9 chapitres et 114 articles. Le projet affirme le caractère parlementaire du régime, restreint les compétences de la présidence de la République, promeut le référendum d’initiative populaire, définit la responsabilité pénale des membres du gouvernement ainsi que la transparence et la pluralité des médias, affirme plusieurs droits fondamentaux et inclut l’appropriation publique des ressources naturelles, ce dernier point ayant son importance dans un pays où la pêche et la géothermie emploient de larges parts de la population active.

Tout ça pour rien ?

En marge du processus constituant, la situation politique continue de se dégrader. Le pays renoue peu à peu avec la croissance économique et parvient à sortir de la crise en dévaluant sa monnaie et en relançant l’activité. Mais le gouvernement persiste dans sa volonté de faire rembourser la dette capitaliste au peuple. Le 16 février 2011, le président Grímsson refuse de contresigner la « troisième loi Icesave ». Un nouveau référendum est organisé le 9 avril. Le résultat est sans appel : 75 % de participation, 59 % de « non ». Les islandais refusent définitivement de payer l’ardoise.

Le 5 octobre 2011, le gouvernement annonce l’organisation d’un référendum sur la nouvelle Constitution, prévu pour le mois de juin 2012. L’obstruction parlementaire de la droite aboutira toutefois au report de l’organisation de la consultation.

Le 30 juin 2012, Ólafur Ragnar Grímsson, qui a tant défié le gouvernement, est réélu président de la République dès le premier tour face à 5 autres candidats, avec 52,8 % des suffrages exprimés (70 % de participation). La gauche au pouvoir n’en finit pas d’encaisser des sanctions. Jóhanna Sigurðardóttir, son gouvernement et les partis qui les soutiennent battent des records d’impopularité, tant les reniements et les compromissions s’accumulent. Le processus d’adhésion à l’UE oblige le pays à respecter des règles strictes en matière budgétaire qui conduisent à la mise en place de mesures d’austérité rejetées par les islandais, qui sont redevenus hostiles à l’intégration communautaire. Cette direction politique est essentiellement le fait des sociaux-démocrates. Mais le Mouvement Vert de gauche, empêtré dans la coalition gouvernementale, est entrainé dans leur chute.

Le 20 octobre 2012, le référendum sur la nouvelle constitution a enfin lieu. Après des mois de pourrissement de la situation et de gestion calamiteuse du dossier par le gouvernement, il s’avère que ce nouveau scrutin aura finalement une portée très faible : il n’a qu’une valeur consultative, et n’aboutira qu’à une révision partielle de la constitution actuelle. Seuls 49 % des islandais prennent part à une consultation d’une complexité ahurissante : ils doivent répondre simultanément à six questions, dont la formulation laisse parfois à désirer. Le principe de se servir des propositions du Conseil constitutionnel pour modifier la constitution est approuvé par 66 % des votants. Sont également approuvés : la propriété publique des ressources naturelles (82 %), l’inscription dans la constitution d’une clause sur la religion d’Etat (57 %), l’autorisation des candidatures individuelles aux élections (78 %), le principe du « un électeur = une voix » (63 %) et le référendum d’initiative populaire (72 %).

Il appartient maintenant au gouvernement de modifier la constitution. Mais voila, il y a un problème. Conformément aux dispositions de la constitution actuelle, toute révision constitutionnelle doit être approuvée par le gouvernement en place, mais également par le gouvernement qui lui succédera après la tenue d’élections législatives anticipées. Les prochaines élections législatives auront lieu au mois d’avril 2013. Et les sondages laissent augurer d’une déroute de la gauche et d’un retour au pouvoir de la droite. Le Parti de l’indépendance est notamment crédité de 37 % des intentions de vote, et a déjà affirmé qu’il allait enterrer la révision constitutionnelle s’il arrivait au pouvoir, mettant en avant la trop faible participation au référendum du 20 octobre. Retour à la case départ : la gauche a manqué à ses obligations, et les islandais s’apprêtent à dérouler le tapis rouge à ceux-là même qu’ils avaient chassé cinq ans auparavant. Tout ça pour ça ?

Alan Confesson, Responsable du suivi de l’Europe du Nord au sein de la Commission Europe – Secteur International du Parti de Gauche

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