Justice • Bonjour la marchandisation !

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Christiane Taubira s’était attirée la sympathie de beaucoup d’entre nous, inversement proportionnelle à la haine déployée par la droite contre elle. On peut lui reconnaître l’intention affichée pendant quelques semaines de rompre non seulement avec la politique du tout-carcéral précédemment suivie, mais aussi avec la marchandisation et la destruction du service public de la justice.
Ses déclarations fermes n’auront pas résisté longtemps face à la logique gouvernementale de capitulation devant les puissants. « L’industrie de la punition » (1) n’est pas une nouveauté. Vouloir en terminer avec elle, c’est sans doute ce qui a valu à Christiane Taubira autant d’inimitiés, y compris parmi les élus du PS.

Combien d’entre eux ont voté sans état d’âme la mise en place de caméras de vidéos-surveillance aux frais de leur propre collectivité, pour le plus grand profit des entreprises privées qui fabriquent ces dispositifs dont l’efficacité contre la délinquance n’a jamais été démontrée, sans même parler de l’idéologie qu’ils sous-tendent ? Si vous y ajoutez un certain pistolet à impulsion électrique, plus connu sous le nom de la marque qui en a presque le monopole de fabrication, et qui dote de très nombreux policiers, vous comprenez l’importance de cette industrie.

Promesses non tenues

Mais ceci n’est rien comparé aux « projets immobiliers» de l’Etat et notamment du ministère de la justice. Lequel a même connu, de juin 2002 à janvier 2004, un secrétaire d’Etat ad hoc en la personne de Pierre Bédier, condamné en mai 2008 à 50 000 euros d’amende, 18 mois d’emprisonnement avec sursis et 6 ans d’inéligibilité pour corruption et recel d’abus de biens sociaux !
La rénovation et la construction de tribunaux et de prisons représentent plusieurs milliards d’euros. L’outil miracle pour en faire une manne au profit du privé et au détriment de la puissance publique, ce sont les partenariats public-privé (PPP). Ceux-ci (cf encadré) sont de l’aveu même de l’actuelle ministre de la justice, particulièrement ruineux pour un ministère parmi les plus déshérités de la République.
Peu après son arrivée Place Vendôme, Christiane Taubira les jugeait « pas acceptables » (2), s’engageant le 26 septembre, sur l’interpellation de Jean-Jacques Mirassou, sénateur PS de Haute-Garonne, à « y mettre fin, pour l’avenir ». Elle précisait que leur coût représentait en 2012, 13,5% du budget de l’administration pénitentiaire et que 49% de la population carcérale étaient concernés.

Las ! Dès novembre, la ministre, arguant de « l’urgence », confirmait la construction du nouveau Palais de justice de Caen selon la procédure de PPP. Pire : après avoir indiqué qu’elle ne remettrait pas en cause les contrats signés par la précédente majorité pour la construction de nouvelles prisons selon le même dispositif car « se dédire aurait coûté très cher », elle signait le 13 décembre de nouveaux contrats de construction en PPP pour trois établissements supplémentaires à Valence (456 places), Riom (554 places) et Beauvais (594 places), ainsi que pour la rénovation de la prison de la Santé à Paris !
Toujours la justification de l’urgence, suite au énième rapport sur les conditions inhumaines de détention aux Baumettes. Il faut dire qu’une étude statistique récente du ministère de la justice révélait que, entre la période 2004-2006 et la période 2008-2010, c’était 12 000 années de prison supplémentaires qui avaient été prononcées par les juges ! L’essentiel de cette folie carcérale étant due aux peines-plancher, toujours pas abrogées.

Bouygues gagnant
Que produit la prison ? Quels en sont les effets désocialisants, fut-ce dans les établissements flambants neufs ? On croyait ces questions résolues à gauche, à la lumière des études qui conduisent toutes à conclure que l’inflation carcérale est un échec et que l’abrogation des lois iniques votées sous la droite s’impose pour y mettre fin.
Malheureusement, la politique judiciaire du gouvernement est la même qu’en matière économique : au lieu de rompre avec la logique à l’œuvre en agissant sur les causes, on préfère intégrer la logique libérale pour ne pas froisser « les marchés ». Et on n’hésite pas pour cela à remettre (beaucoup) d’argent public au pot, au profit de quelques grands groupes influents !
Le comble du renoncement est atteint avec les arbitrages sur le nouveau Palais de justice de Paris (3). Un marché de 2,7 milliards d’euros qui reviendra à Bouygues selon la méthode du PPP, comme prévu sous la droite.
La résistance de la ministre aura pesé bien peu face au lobbying intense du bétonneur et patron de presse national auprès de Matignon, fortement relayé par le maire de Paris. Pourtant, Christiane Taubira proclamait le 30 octobre devant l’Assemblée nationale : « Il serait facile pour moi de conserver les choses en l’état. Les travaux seraient livrés en 2016, j’aurais le plaisir d’inaugurer en 2017, et je laisserais à mes successeurs la lourde ardoise de 90 millions d’euros de loyer annuel. Ce serait facile, mais irresponsable ».

En cas de renoncement, l’Etat aurait dû verser à Bouygues 80 millions d’euros, soit moins qu’un loyer annuel, lequel sera dû jusqu’en 2043. Les PPP ? « Une fragilisation des finances publiques », « un engagement pour deux générations », dixit Christiane Taubira. Et surtout une logique de démantèlement du service public, de privatisation de missions régaliennes au mépris de l’intérêt général.

Une logique désormais « acceptable » semble-t-il pour la ministre. Laquelle n’a pas su trouver 65 millions d’euros pour supprimer dès 2013 la taxe de 35 euros (150 euros en appel) désormais demandée à quiconque saisit la justice prud’homale, civile ou commerciale !

Pauvre justice, cependant bien alléchante pour les riches industriels !

(1) « L’industrie de la punition, prison et politique pénale en Occident », par Nils Christie, 2003, collection Frontières, édition Autrement
(2) « Les Echos », 26 juin 2012
(3) « Taubira condamnée à 27 ans de bétonnage forcé », Le Canard Enchaîné du 16 janvier 2013

Crédit photo photosdegauche.fr (michel_soudais)

Qu’est-ce qu’un PPP ?

Il s’agit d’un système de passation des marchés publics, né en Angleterre et introduit dans le droit français par l’ordonnance du 17 juin 2004, par lequel une collectivité publique confie au secteur privé la réalisation et l’exploitation d’un ouvrage ou d’un service publics, moyennant le  paiement par le public d’un loyer annuel. Ce n’est qu’à l’issue d’une durée contractuelle, de 10 à 30 ans en moyenne, mais pouvant aller jusqu’à 70 ans, que le loyer n’est plus dû et que la propriété est transférée à la puissance publique. Cette dernière se trouve donc engagée pour longtemps et ne peut se défaire de ces contrats avant terme qu’au prix d’indemnisations parfois exorbitantes, d’autant plus importantes qu’il y a eu un commencement d’exécution dudit contrat.
L’objectif de rentabilité a été poussé à l’extrême aux Etats-Unis, où l’on a vu des juges (élus) se laisser corrompre pour prononcer les peines d’emprisonnement les plus lourdes possible, y compris à l’égard de personnes ayant pu par la suite prouver leur innocence : une place de prison vide est en effet une catastrophe financière pour les investisseurs. Pas de risque dans un pays qui compte un taux d’incarcération 5 fois supérieur à celui de la France!

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