Le balai comme la moindre des choses
Seuls ceux qui portent sur la politique le regard scolastique des logiciens auront du mal à comprendre qu’on puisse dire d’un même événement — comme l’affaire Cahuzac — qu’il est à la fois secondaire et principal. Péripétie fait-diversière et crapoteuse, bien faite pour attraper le regard et le détourner des choses importantes (accord sur l’emploi « ANI » [1], austérité, chômage, etc.), la bouse soudainement posée n’en a pas moins le mauvais goût de tomber au plus mauvais moment — il est bien vrai que le spectacle de la cupidité déboutonnée, lors même que le corps social en bave comme jamais, donne quelques envies de coups de fourche. Elle y ajoute surtout un effet de révélation potentiellement dévastateur si l’on en vient à considérer que les « péripéties », loin d’être des exceptions locales sans signification globale, sont en fait les expressions d’un système, et qu’il n’est peut-être pas fortuit qu’on retrouve identiquement cette passion de l’argent dans tous les gouvernements qui se succèdent pour garantir sa continuité à l’austérité ainsi qu’à toutes les politiques conduites chaque jour plus visiblement d’après les intérêts du capital.
Bien sûr il restera toujours un François Chérèque pour chialer ses grands dieux, pleurer Mendès et crier Delors que c’est toute la « gauche responsable », celle qui « pense qu’il est juste de mettre fin aux dérives des finances publiques car elles créent de l’injustice » [2], qui se sent « humiliée » par le « traître » Cahuzac — puisque c’est l’évidence à crever les yeux que sabrer dans les salaires des fonctionnaires, réduire leurs effectifs (à l’école, dans les tribunaux, à l’inspection du travail, etc.) ou ratiboiser les prestations sociales sont les gestes mêmes de la justice en marche. On s’en voudrait d’ajouter au sanglot de Chérèque, mais il faut quand même lui signaler que pour d’autres que lui, dont le nombre devrait croître, l’événement Cahuzac, de secondaire, pourrait bien devenir principal, jusqu’au point de vouloir se débarrasser non seulement de la péripétie mais du système qu’elle exprime — et des formes de « justice » que Chérèque persiste à y voir.
Sans doute passablement plus embarrassant que les diversions militaires du Mali ou sociétales du mariage pour tous, l’épisode Cahuzac n’en a pas moins — à quelque chose malheur est bon — la vertu superficielle d’occuper les esprits à penser à autre chose — autre chose que le réel des politiques économiques et sociales dont les historiens du futur regarderont comme une insondable énigme qu’elles aient pu être proposées au suffrage sous le titre « le changement, c’est maintenant ». Sauf vocation à épouser l’Europe libérale, la raison en cercle et le socialisme de gouvernement jusqu’au bout de l’austérité, à l’image de Libération par exemple, c’est bien l’impressionnante continuité de la politique économique qui frappe n’importe quel regard, à commencer bien sûr par la reconduction telle quelle des grandes contraintes européennes — objectif insane des 3 % en pleine récession et pacte budgétaire européen (TSCG) négocié-Sarkozy ratifié-Hollande —, mais complétée par le déploiement intégral du modèle compétitivité-flexibilité, simplement rêvé par le prédécesseur, enfin réalisé par le successeur.
1983, 2012 : d’un basculement l’autre
(de la « politique de terrain » à la « politique de service »)
Sans vouloir empiler les paradoxes, il se pourrait pourtant que cette continuité-là recouvre un « changement qui est maintenant », bien réel celui-là, un changement non pas d’orientation de la politique publique — puisque de ce point de vue, c’est bien le même qui prolonge le même ! —, mais un changement plus profond et plus lourd, qui précisément rend possible que la « gauche » poursuive la politique de la droite à ce point d’indistinction : un changement d’alliance de classes. Sans doute l’issue d’une trajectoire historique de long terme qui l’aura vu se déporter tendanciellement, et irréversiblement, vers la droite, le socialisme de gouvernement, après avoir abandonné la classe ouvrière pour se vouer aux dites « classes moyennes », puis « moyennes-supérieures », mais, formellement, toujours « dans le salariat », a maintenant fait, un cran plus loin, le choix de l’alliance… avec le capital.
Peut-être faudra-t-il le recul du temps pour prendre la mesure du basculement historique qui s’est opéré pendant l’automne 2012, quatre mois décisifs inaugurés avec l’invraisemblable ambassade d’un premier ministre « socialiste » à l’université d’été du MEDEF, et clôturés (sans doute très provisoirement) avec l’accord national interprofessionnel (ANI), en passant par la pathétique affaire des pigeons et le rapport Gallois, tous éléments dont la séquence, remarquablement cohérente, se compare aisément à ce que fut le tournant de 1983, et même davantage. Car si 1983 ouvre une longue période où, par simple reddition idéologique, les politiques socialistes se trouvent dévaler la pente néolibérale, 2012 marque une rupture d’un tout autre format : celle de l’entrée dans la collaboration délibérée avec le capital.
Non plus seulement donc des politiques qui se trouvent servir indirectement les intérêts du capital — indirectement puisque médiatisées par les grandes abstractions macroéconomiques des années 1980-1990 (la désinflation compétitive, la monnaie unique, l’indépendance de la banque centrale, etc.), dont la généralité permettait de masquer les effets particuliers, au moins aux malvoyants ou aux réfugiés de la cécité volontaire. Mais des politiques désormais très ouvertement passées du côté du capital, pour entrer avec lui non dans un compromis mais dans une authentique alliance, puisque tout rapport de force a disparu de cette relation-là. 1983 annonçait une politique de terrain, entendre par là aménagement général du parc à thème néolibéral (Europe de la concurrence, mondialisation, normalisation des politiques économiques), aux bénéfices (en apparence) simplement collatéraux pour le capital. 2012 voit une politique de service avec satisfaction directe et immédiate de ses injonctions.
Au moins la « politique de terrain » permettait-elle de maintenir une distance de décence avec le capital et de continuer la pantomime de la justice sociale, unique position de repli du « socialisme pleurnichard » (façon Chérèque) consistant à verser de chaudes larmes sur le triste sort des chômeurs, des précaires, des fins de droit, des pauvres et des inégalités… tout en continuant d’aménager le terrain qui ne cesse de les réengendrer. La « politique de service » n’a plus de ces prudes réserves : elle colle au capital dont elle s’est fait une stratégie ouverte d’épouser tous les desiderata. Elle s’est même « théorisée » (paraît-il), en tout cas donné un nom : le « socialisme de l’offre ». Dans le langage châtré de la science économique, « offre » veut dire le côté du capital. Voilà donc, très explicitement nommé, le nouveau « côté » du socialisme de gouvernement.
Les contresens du « socialisme de l’offre »
De même que Churchill promettait aux munichois, qui espéraient avoir évité la guerre au prix du déshonneur, d’avoir et le déshonneur et la guerre, le socialisme de collaboration — vrai nom du « socialisme de l’offre » — aura l’échec en plus de la honte. Car tout est faux de A à Z dans ce petit calcul de paniqué (ou de vendu), aussi bien les détails techniques que les considérations stratégiques. On ne mesure d’ailleurs jamais si bien l’ampleur d’une conversion qu’à l’incapacité du converti à saisir les rationalités élémentaires qui lui permettraient de maintenir avantageusement ses positions antérieures — en l’occurrence : il ne manque pas d’arguments de la rationalité économique pour soutenir une position politique de gauche, mais le socialisme de gouvernement n’est plus capable d’en voir aucun. Ainsi le rapport Gallois et l’accord ANI dit de « sécurisation de l’emploi » — qui ajoute l’ignominie de son appellation à l’ignominie de ses contenus — se retrouvent-ils dans le parfait contresens économique.
Impasse de la « compétitivité »
Il faut en effet tout le pouvoir de distorsion de la vue néolibérale du monde pour persister à voir dans la situation économique présente une crise d’offre, et à perdre de vue les enchaînements, pourtant massifs, qui nous ont menés là où nous sommes. La crise qui suit un choc financier comme celui de 2007-2008 n’est pas une crise d’offre, mais une crise de demande par contraction du crédit, une crise d’effondrement cumulatif de l’investissement et de la consommation par incapacité des agents à renouveler leurs financements ordinaires (spécialement les entreprises), à plus forte raison quand l’irrationalité des politiques publiques se ligue aux désastres de la finance privée pour ajouter de la récession à la récession. Dans les promesses, décidément abondantes, de sidération rétrospective des historiens du futur, il est certain que l’acharnement européen dans l’austérité collective, en dépit même du spectacle évident de ses catastrophiques effets, occupera une place de choix. Organisant eux-mêmes la contraction de leurs demandes internes, les Etats européens s’imaginent trouver le salut dans les relais de « croissance externe » — raison d’être des stratégies Gallois de « compétitivité » — , au prix d’une double erreur tragique.
En premier lieu, le commerce extérieur des Etats européens étant essentiellement intra-européen, la demande extérieure des uns est surtout fonction de la demande intérieure des autres… et tous s’entraînent collectivement dans la même déveine en s’appliquant une austérité à échelle continentale bien faite pour maximiser ses synergies négatives. En second lieu, il semble que les élites européennes n’aient toujours pas accédé à cette idée pourtant élémentaire que les stratégies de compétitivité sont des stratégies non-coopératives, puisqu’elles visent à la constitution d’un avantage unilatéral, des stratégies différentielles donc, par là vouée à la nullité quand elles sont appliquées simultanément par tous — par construction, elles ne créent alors plus aucune différence !
Bien sûr « nullité » ne s’entend pas pour tout le monde puisque entre temps les entreprises engrangent méthodiquement les avantages (les régressions) qui leur ont été concédés sous couleur d’une « compétitivité » dont l’amélioration est en fait totalement étrangère aux données réelles du problème. On n’en revient donc pas de l’énormité des conquêtes patronales, aux frais de la collectivité (des contribuables et des salariés), quand on les rapporte à l’inanité du diagnostic fait en leur nom. Et l’on ne sait plus quoi penser de cette légèreté intellectuelle qui adosse à des justifications aussi ténues, en fait aussi fausses, des transferts aussi coûteux, consentis en pure perte, sinon qu’elle témoigne du dernier degré de la décomposition idéologique de « socialistes » abandonnés aux injonctions du capital, dont plus aucune réaction immunitaire ne les protège.
Impasse de la « flexibilité »
C’est le même genre d’effondrement politique et mental qui rend possible au gouvernement présent de donner son débonnaire patronage à un accord minoritaire (l’ANI) voué à simplement ratifier le rapport de force capital-travail dans sa configuration la plus défavorable au travail (en situation de chômage de masse), pour tout accorder ou presque au capital, émouvant spectacle du tête-à-tête complice de la CFDT et du MEDEF, conclu comme il se doit dans la concorde et avec la bénédiction des socialistes, trop heureux de s’abandonner au « contractualisme » des « partenaires sociaux », c’est-à-dire d’être exonérés de la responsabilité de légiférer pour remettre droit ce que les rapports de force ont nécessairement tordu. Lacordaire ne rappelait-il pas qu’« entre le fort et le faible, le riche et le pauvre, le maître et le serviteur, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » ? Mais nul ne sait plus de quand date l’oubli socialiste de la loi comme unique moyen de défaire les asymétries du capitalisme. En tout cas Franck Lepage, qui ne cesse d’attirer l’attention sur les pièges politiques enfermés dans les mots les plus innocents d’apparence, et souligne notamment tout ce qu’emporte de rassembler patronat et syndicats sous l’irénique appellation de « partenaires sociaux » — dénégation même du conflit intrinsèque, central et indépassable du capitalisme —, aurait tort dans le cas présent : de ces deux-là, MEDEF et CFDT, on peut bien dire sans aucun abus de langage qu’ils sont partenaires…
À l’image du rapport Gallois en tout cas, l’ANI ajoute l’inepte à l’ignoble — entendre l’inefficacité économique à la démission politique. Les entreprises ne manquent pas de flexibilité, elles manquent de demande ! Et toutes les flexibilisations du monde n’y pourront rien. Le crédit d’impôt du rapport Gallois commettait déjà le même contresens en se figurant que rendre 20 milliards d’euros aux entreprises améliorerait leurs investissements en améliorant leur profitabilité — le néolibéralisme patronal, qui n’a pas exactement la cohérence intellectuelle chevillée au corps, ne voit d’ailleurs aucun problème à cette étrange conception de la profitabilité fiscalement subventionnée. Cette ânerie de force 7, connue depuis les années 1980 sous le nom grotesque de « théorème de Schmidt », s’est révélée incurablement fausse pour ignorer ce mécanisme élémentaire que les entreprises n’étendent leurs capacités de production qu’à la condition d’anticiper une demande suffisante (pour le reste, elles procèdent à des investissements de rationalisation qui augmentent la productivité mais en détruisant de l’emploi). On peut les laisser empiler du profit autant qu’elles le veulent : pas de demande, pas d’investissement.
Les laisser flexibiliser à outrance ne changera pas davantage cet état de fait — comme l’atteste d’ailleurs l’immensité des gains de flexibilisation engrangés par les entreprises depuis trois décennies sans jamais avoir pu remettre l’économie sur la trajectoire d’un régime d’accumulation durablement créateur d’emplois — et l’état de délabrement doctrinal de ce gouvernement se mesure à sa capacité de gober tous les discours de l’offre au cœur d’une crise historique de demande !
[N.B. : Il est peut-être utile à ce point de faire deux précisions : 1) on ne saurait faire dire à ce propos qu’il n’y a que des crises de demande en économie ; 2) on ne saurait davantage lui prêter que la crise présente n’est qu’une crise de demande : envisagée dans le très court terme, elle est une crise de demande, en profondeur elle est une crise structurelle du régime d’accumulation néolibéral.]
L’ANI promet pourtant d’avoir des effets bien réels ! Mais terriblement négatifs. Et qui en disent long sur cette incapacité des Etats à l’apprentissage qu’Hegel déplorait déjà en son temps, à moins que ce ne soit sur la capacité de l’Etat colonisé à persévérer au service des intérêts de ses colonisateurs. C’est qu’il faut le faire de mettre à bas avec tant d’application les mécanismes qui nous ont retenus jusqu’ici de transformer la récession en grande dépression ! A savoir : 1) le maintien des prestations sociales, revenus de transferts déconnectés de la conjoncture, donc amortisseur idéal de ses fluctuations ; mais surtout, en l’occurrence : 2) des mécanismes de formation des salaires non concurrentiels, vertu incomparable pour enrayer les effets de plongeon cumulatif propres aux mécanismes procycliques : que les salaires réagissent trop vivement à la conjoncture et à la montée du chômage, comme dans les années trente, et le revenu salarial, en effet, se met à baisser dans le sillage immédiat de la croissance, donc à sa suite la consommation, la demande adressée aux entreprises, et pour finir… la croissance ! Et c’est reparti pour un tour.
La déflation, c’est-à-dire la baisse des prix et des salaires nominaux, a été la plaie des années trente, dont les institutions salariales du fordisme nous auront vaccinés en opérant la déconnexion de leur formation d’avec la conjoncture, seul moyen de réintroduire des forces de rappel, donc de la stabilité macroéconomique quand tous les ajustements procyliques du néolibéralisme ne font qu’amplifier les chocs et produire de la divergence. En dépit des attaques répétées, tout n’a pas été démantelé de cet acquis institutionnel du fordisme, et c’est à cela seulement que nous devons de ne pas avoir sombré dans la spirale dépressionnaire.
Raison pour quoi sans doute le gouvernement n’a rien de plus pressé que de laisser l’ANI démanteler ce qui nous a à peu près protégés ! En effet l’ANI prévoit explicitement la possibilité pour les entreprises d’imposer des baisses de salaire — au nom de la « protection de l’emploi »… — c’est-à-dire de réarmer localement les mécanismes procycliques que les conquêtes fordiennes étaient parvenues à neutraliser. Que ces ajustements viennent à se généraliser et c’est l’économie tout entière qui se verra de nouveau contaminée par l’instabilité, au terme d’une magnifique expérience en vraie grandeur de reconstitution des années trente !
Il aurait fallu ne pas avoir basculé tête première, et c’est vraiment le cas de le dire, dans le camp du capital, pour résister un peu à ses arguments fallacieux, et garder à l’esprit ce que la théorie économique pas trop bornée appelle un sophisme de composition, à savoir qu’une propriété désirable à l’échelle individuelle ne se convertit pas d’elle-même en propriété désirable à l’échelle collective. En d’autres termes, s’il est rationnel pour une entreprise isolée de vouloir la flexibilité maximale, cette rationalité ne se transporte pas telle quelle au niveau macroéconomique : car, de la flexibilité généralisée pour tous les producteurs individuels résultent de multiples interactions qui produisent non pas une série de « bons » ajustements locaux mais de l’instabilité globale — soit des effets au niveau macro qualitativement différents de ceux du niveau micro.
[N.B. : exactement de la même manière que la rationalité capitaliste individuelle qui cherche à minimiser les salaires versés (et pourquoi pas les annuler) ne produit aucune rationalité capitaliste collective, puisque si aucun capitaliste ne verse de salaire, aucun capitaliste ne vendra quoi que ce soit…]
De la panique à la reddition sans condition :
la nouvelle alliance de classes du PS
Ni le rapport Gallois, ni l’ANI ne produiront le moindre bénéfice — autres que les commodités livrées sur un plateau au capital. Mais l’automne 2012 n’est pas que celui des contresens techniques, il est aussi celui des abandons symboliques et des retournements stratégiques.
Symbolique — quoique coûteuse également — la lamentable passe d’armes avec les « pigeons », mouvement revanchard d’un quarteron d’entrepreneurs, occupés à persuader l’opinion qu’ils ne sont mus que par la passion d’entreprendre quand la passion de s’enrichir est la seule chose qui les mette réellement en mouvement. La « passion d’entreprendre » n’a pas supporté en effet l’idée que les plus-values de cession puissent être ramenées au droit commun de la fiscalité, celle du travail, et non celle, dérisoire, des revenus du capital — et visiblement nos chers entrepreneurs ne sont tenus à leur œuvre que par la perspective de la culbute phénoménale qu’ils effectueront lors de la cession ou de l’introduction en Bourse.
Mais ce n’est pas tant ici l’obscénité des pulsions cupides entièrement libérées, soustraites à toute régulation de la décence, et qui croient pouvoir légitimement hurler au scandale en apprenant que des gains qui se chiffrent en général en dizaines de millions pourraient être taxés, oui, jusqu’à des taux globaux de 60 % et non de 25 %, qui est en question, plutôt l’incroyable reddition en rase campagne d’un gouvernement décomposé de panique au premier haussement de voix des « entrepreneurs ». En une semaine l’affaire est entendue et le pouvoir, pourtant installé depuis quatre mois à peine, a tout cédé.
S’il a tout cédé, et si vite, c’est qu’il avait déjà pris son parti. Le parti du capital. Car derrière les concessions sans fin de l’ANI et du rapport Gallois, derrière la retraite sans combattre face à l’agitation médiatique de quelques « entrepreneurs » — sans la moindre tentative de construction d’un rapport de force, ni la première contestation de leurs arguments —, il y a malheureusement une ligne. Une ligne terrorisée, qui prenant conscience de la gravité de la situation économique, mais incapable de penser le moindre affranchissement du carcan européen, s’imagine n’avoir plus pour planche de salut que de se jeter dans les bras des entreprises. Contre les forces adverses de la macroéconomie, les entrepreneurs vont nous sauver, voilà l’ultime refuge de la pensée socialiste à l’époque de la crise historique du capitalisme néolibéral.
Au mépris de toute logique, politique aussi bien qu’économique, le gouvernement socialiste, rendu au dernier degré de l’intoxication intellectuelle, a donc pris pour ligne stratégique de s’en remettre en tout, et pour tout, à la fortune du capital, sans doute sur la base des allégations répétées, et désormais prises pour argent comptant, que « seuls les entrepreneurs créent des emplois », proposition pourtant doublement fausse : d’abord parce que c’est la conjoncture d’ensemble qui détermine l’emploi — et les entreprises ne font qu’opérer (localement) des créations d’emploi en fait déterminées au-dessus d’elles ; ensuite parce que, depuis trente ans, les « entrepreneurs » ont bien davantage démontré leur capacité à détruire des emplois que leur capacité à en créer…
En vérité on peut bien accorder à nos pauvres socialistes une asymétrie réelle voulant que si les entreprises n’ont nullement le pouvoir à elles seules de sauver l’économie, elles ont bel et bien celui de lui nuire. C’est même le propre du capitalisme comme système que l’appropriation privée des moyens de production y donne l’initiative aux appropriateurs, et fait de la validation de ceux-ci le point de passage obligé, nécessaire — mais pas du tout suffisant — de toute stratégie de croissance. Le capital est alors en position d’imposer ses conditions selon l’état d’un rapport de force déterminé par la configuration générale des structures économiques — celles de la mondialisation, par exemple, lui offrant une mobilité et des opportunités d’arbitrage d’où résulte un pouvoir de négociation sans précédent. « À nos conditions ou rien », voilà les termes de l’alternative auxquels le capital reconduit tous les gouvernements à l’époque de la mondialisation — d’où notamment les invraisemblables contorsions de « l’attractivité du territoire », lutte permanente des nations pour être à la hauteur de ces « conditions »… dont le niveau d’exigence est sans cesse relevé ; et le capital aurait tort de se gêner puisque en face, non seulement il n’y a aucune résistance, mais tout lui vient avec une déconcertante facilité.
Les prises d’otage du capital
Submergé par la panique d’une crise dévastatrice, dont il s’est privé par ailleurs de tout moyen de contrôle (notamment du côté européen), et remettant alors son destin entre les mains du capital, désormais tenu pour l’unique et providentiel sauveur, le gouvernement s’engage dans une alliance inouïe, jetant par là, mais très involontairement, une lumière crue sur le fond de la lutte des classes. Quand Jean-Marc Ayrault se rend, tel le bourgeois de Calais, à l’université d’été du MEDEF pour livrer au patronat les clés de la cité, il ne fait pas qu’avouer le tréfonds de son désarroi et la solution de désespoir qui lui tient lieu désormais de ligne, bredouillant face au patronat l’excellence de ses dispositions à son endroit, le degré auquel il a compris que ce sont bien « les entreprises qui créent les emplois », son vœu très cher par conséquent d’une collaboration pleine et entière — toutes choses que le capital comprend parfaitement comme une supplication, c’est-à-dire comme une reddition sans condition —, il révèle par la même la vérité ultime du capitalisme comme prise d’otage de la société par le capital.
Ce sont les moyens de la vie matérielle collective, ni plus ni moins, que le capital prend en otage puisqu’il n’y aura de la croissance et de l’emploi que sous la condition nécessaire (mais pas suffisante) de son bon vouloir. Pour que les salariés trouvent l’emploi et le salaire, c’est-à-dire les conditions minimales d’une vie décente dans une économie marchande à travail divisé, il faut, même s’il ne suffit pas, que le capital l’ait voulu. Pour que le capital condescende à investir ici plutôt que là, il faut qu’on l’en ait « convaincu », c’est-à-dire qu’on l’ait « bien disposé ». À défaut de quoi, Mittal, par exemple, peut menacer de laisser en plan toute la sidérurgie française — et les sociétés en sont réduites à se rouler par terre pour obtenir les faveurs de ceux auxquels elles ont remis sans aucune restriction l’intégralité de leur vie matérielle. Rendu à cet état de fait, il n’y a à tout prendre que deux attitudes possibles. La première valide la situation d’ultimatum et livre au preneur d’otage tout ce qu’il demande : Ayrault au Medef, débâcle « pigeons », rapport Gallois, ANI, en attendant la suite. La seconde voit la prise d’otage, et décide qu’elle a assez duré. Disons les choses assez simplement : c’est cette attitude-là qu’on attendrait d’un gouvernement de gauche.
« Gauche » et « droite », termes normalement transparents d’un débat devenu — logiquement — d’une parfaite confusion depuis que ce qu’on tenait pour une réalisation de la « gauche » (le Parti socialiste) est devenu de droite. Entretenu par une caste d’éditorialistes sociologiquement inclinés à accompagner, dans un mélange de sentiment d’appartenance élitaire et de racisme social, l’abandon des classes ouvrières où se jouait l’ancrage à gauche de la « gauche » [3], le brouillage des cartes politiques, dont on ne trouverait pas d’exemple plus typique que le gros titre « De gauche ! » dont Libération fit sa une à la suite du meeting du Bourget [4], le brouillage des cartes politiques, donc, appelle sans cesse à refaire les catégories et à retracer leurs lignes de partage. S’il est bien certain qu’on ne peut plus se fier aux revendications de la partie majoritaire de la « gauche », le PS, pour savoir ce que c’est que la gauche, il faut alors en produire le concept, ou les critères, en toute généralité.
On pouvait déjà trouver l’un de ces critères dans le rapport au « cadre » constitué par les structures de la mondialisation, soit : le plain-pied concurrentiel du libre-échange international ; la déréglementation financière ; l’orthodoxie de la politique économique sous surveillance des marchés de capitaux ; la droite se définissant alors comme le renoncement à contester le cadre et le choix de se soumettre à ses contraintes, la gauche comme projet alternatif de refaire le cadre, ou bien d’en sortir.
La bascule de l’automne 2012 et la nouvelle alliance du socialisme de gouvernement suggèrent une autre ligne de partage, tracée d’après les positions face à la prise d’otage du capital : validée ou contestée ? Validée, et tout est fait pour donner satisfaction au capital, c’est-à-dire consentir à un état des choses qui fait jouer le jeu de l’économie à ses conditions — c’est la droite. Contestée, et la capture privative du bien collectif en quoi consistent les conditions de la vie matérielle de la société est jugée intolérable en principe, les structures économiques sont modifiées pour en contrecarrer les effets, éventuellement les annuler en visant une sortie du capitalisme, en tout cas identifier comme seul objectif politique pertinent de rendre du pouvoir au grand nombre contre le petit — c’est la gauche.
Le PS, ou la droite complexée
Que ce soit sous le critère du « cadre » ou celui de la « prise d’otage », il est bien clair que le Parti socialiste n’est plus de gauche. On dira que ce constat était acquis depuis longtemps en fait, dès l’époque de la « politique de terrain » — qui avait choisi l’intérieur du cadre. Mais la bascule dans la « politique de service » (le « socialisme de l’offre ») — qui choisit le côté du preneur d’otage — porte ce déplacement à une intensité sans précédent, et rend non seulement analytiquement impossible, mais politiquement scandaleux, que le gouvernement présent, et la majorité dont il procède, puissent encore être dits « de gauche ». Une fois n’est pas coutume — et probablement sans suite —, on peut ici retenir de Camus que « mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde », et qu’en effet, persister à nommer « gauche » le Parti socialiste n’a pas cessé d’ajouter au malheur politique de notre monde : en barrant longtemps la possibilité d’une (vraie) gauche.
Il est donc à craindre que la pleine advenue de cette vraie gauche demeure impossible tant que n’aura pas été accomplie une sorte de révolution symbolique qui aura converti les regards portés sur le Parti socialiste, et produit comme une évidence politique, contre la force d’inertie des étiquetages médiatiques paresseux, que ce parti (dans sa ligne majoritaire présente) n’a plus aucun titre à être considéré comme de gauche — un peu de la même manière que l’idée d’un quelconque radicalisme du parti radical ne suscite plus depuis longtemps que de l’hilarité. Il est certain en tout cas que le corps social prendrait une vue sensiblement différente sur la compétition électorale qu’on lui vend comme « démocratie », à partir du moment où il verrait clairement qu’elle n’a pour enjeu que de départager la droite et la fraction modérée de la droite. Encore qualifier le Parti socialiste de « fraction modérée de la droite » demeure-il sujet à discussion si l’on considère que les avancées du rapport Gallois et de l’ANI vont au-delà des ambitions de la droite sans complexe, comme l’atteste le succès parlementaire que rencontre, auprès même des députés UMP, le projet de loi transcrivant l’accord sur l’emploi. Voilà donc peut-être comment il faudrait dire les choses plus justement : l’alternance UMP-PS n’est rien d’autre que celle de la droite décomplexée et de la droite complexée.
La révolution des balais ?
Cahuzac, dont les accointances droitières deviennent moins incompréhensibles sous cette perspective — entre droites, on peut bien se parler —, n’est donc pas une péripétie puisqu’il……………..Lire la suite sur le blog « La pompe à phynance »
Notes
[1] ANI : Accord National Interprofessionnel, signé le 11 janvier 2013 par le MEDEF, la CFDT, la CFTC et la CFE-CGC.
[2] François Chérèque, « C’est toute la gauche réformiste qui est humiliée », Le Monde, 4 avril 2013.
[3] Voir l’ouvrage de Bertrand Rothé, De l’abandon au mépris. Comment le PS a tourné le dos à la classe ouvrière, Seuil, 2013.
[4] Meeting du 22 janvier 2012 où, comme on sait, François Hollande a annoncé sa ferme intention de s’en prendre à « l’ennemi sans visage » de la finance…
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