Virgin suicide
En plus, le Nouvel Obs payait le billet de train ! Samedi dernier, alors que j’étais de passage à Strasbourg pour débattre de la Sixième République à l’invitation du journal de l’ex-deuxième-gauche (ou deuxième-ex-gauche ? on s’y perd), j’ai rendu visite à quelques mètres de là aux salariés du Virgin en grève.
Qu’est-ce que Virgin ? Si vous tapez « patron Virgin » sur Internet, vous tomberez sur le fondateur de la marque, le médiatique Richard Branson, un boss chevelu et sans cravate, donc un gars supercool. Seulement Branson n’a plus une seule action des magasins Virgin. Il a tout revendu. Il continue néanmoins à toucher des dizaines de millions de royalties des magasins français car il est resté propriétaire de la marque. Son activité concrète pour les magasins Virgin consiste à ne rien faire sinon quelques clowneries occasionnels pour les médias (par exemple se déguiser en hôtesse de l’air de sa compagnie d’aviation). La société tiroir-caisse qui recueille le fruit de cette épuisante sinécure a quitté en 2011 la Grande-Bretagne, un pays que chacun sait adepte de la terreur fiscale, pour s’installer en Suisse. Branson, vit lui, dans les Caraïbes. C’est plus tendance.
A qui Branson a-t-il revendu les magasins Virgin ? Tenez-vous bien, à Arnaud Lagardère. On se doute que l’histoire ne pouvait pas bien tourner. Cet éminent membre du Lucky Sperm Club (dixit Warren Buffet) coule tout ce qu’il touche avec un égal bonheur. Il lui aura fallu 10 ans seulement pour dilapider l’héritage aéronautique de Papa qu’il a abandonné au grand soulagement de tous en revendant ses actions EADS récemment. Il n’est pas pour autant sur la paille ! Lagardère réalise après chacun de ses échecs de belles plus-values défiscalisées, avec le soutien de l’Etat français. Mais comme on le sait, l’Etat ne peut pas tout… à la fois. Sauver Lagardère, Airbus ou les salariés de Virgin, cela fait trop et il a choisi.
Aujourd’hui, Lagardère n’a plus que 20% des actions Virgin. Ce courageux entrepreneur a commencé à se désengager dès les premières difficultés en revendant ce qu’il pouvait au fonds d’investissement Butler Capital Partners. C’est un fonds français, je le précise bien cela constitue sans doute une tare à ses yeux vue l’appellation qu’il s’est choisie. On dit souvent ce fonds « moins agressif » que les autres. En effet, il paraît qu’il reste sept ans en moyenne au capital d’une entreprise avant de la revendre, contre trois à cinq pour le reste de la profession. Sept ans, c’est une éternité pour la finance qui compte en nanosecondes et pas en temps humain. Virgin aura donc tenu 6 ans jusqu’à la liquidation judiciaire. Champagne !
Alors qu’est-ce donc que Virgin ? Un emblème publicitaire qui a autant de millions sur son compte que de cheveux sur la tête ? L’héritier d’un papa qui fit fortune dans l’aéronautique ou un fonds d’investissement multicartes ? Ah pas seulement, il y a les créanciers du groupe, nous dirait l’administratrice judiciaire qui dirige Virgin depuis que le tribunal a prononcé la liquidation ce lundi. Cette dame s’appelle Frédérique Lévy. Je ne la connais pas. Je sais juste qu’elle a été choisie par le tribunal de commerce de Paris, un système qui « allie les défauts de la rente à la maladie de la corruption ». Ce n’est pas moi qui le dit mais Montebourg. Son travail est de payer les créanciers sur la bête mourante, qui a néanmoins ramassé plus de 7 millions d’euros lors de soldes exceptionnelles et qui détient encore du stock. Cet argent représente autant que le montant du plan social que la loi garantit aux salariés. Mais on leur dit qu’ils n’en verront pas un centime. Car ils ne sont pas des créanciers du groupe. Ils n’en sont que les travailleurs. On ne leur doit donc que le minimum légal, une prime qui ne dépasse pas 600 euros pour certains d’entre eux qui étaient à temps partiel. Donc ils ont fait grève, et maintenant, occupent même sept magasins.
Crédit photo photosdegauche.fr (stef.burlot)
C’est grâce à leur lutte que certains doivent réaliser que Virgin, c’est aussi des salariés. Cela devrait d’abord être les salariés. Car eux sont souvent là depuis plus longtemps que les financiers de passage qui les ont menés dans le mur. Eux connaissant le métier qu’ils exercent. Eux ont été recrutés pour leurs compétences et non leur héritage. Quand j’interroge Guido, l’animateur de la lutte des Virgin de Strasbourg sur les conditions salariales dans le magasin, il me dit qu’il est payé 1200 euros par mois après 12 ans de carrière. On ne reste pas ici pour le salaire m’explique-t-il. On reste par passion. Car les vendeurs sont aussi des connaisseurs de leurs rayons, qui conseillent la clientèle sur les œuvres que sont aussi les produits de l’industrie culturelle. Alors quand ils voient le client abandonner discrètement les titres qu’ils leur ont conseillés avant la caisse pour les acheter moins cher sur Amazon, cela leur fait drôle.
Amazon est sans doute le fossoyeur numéro un de Virgin. Car Amazon et son patron Jeff Bezos sont encore plus « hype » que Branson. Le slogan de l’entreprise : work hard, have fun, make history (travailler dur, s’éclater, faire l’histoire) en atteste. Ce sont surtout ses performances économiques qui suscitent l’admiration des analystes. Mais si vous voulez bien connaître cette entreprise, je vous invite plutôt à lire un livre récent de Jean-Baptiste Malet, un jeune journaliste infiltré dans un des entrepôts de cette société très secrète . Amazon connaît une croissance fulgurante. En France, le chiffre d’affaires progresse de 40% par an. Un quatrième entrepôt va bientôt ouvrir dans le Nord. A chaque fois l’événement attire députés et ministres. L’Etat et les collectivités locales alignent les subventions. Pour quoi faire ? D’après les chiffres de la fédération professionnelle de la vente en ligne, il faut 18 fois moins de personnes pour vendre un livre par Amazon que dans une librairie traditionnelle. Déjà les grandes surfaces culturelles type Virgin ou FNAC utilisaient deux fois moins de main d’œuvre que les petites surfaces. Mais 18 fois moins, il s’agit d’un franchissement de seuil sans précédent qui condamne toute concurrence. D’autant qu’Amazon cumule d’autres avantages. Les produits achetés sur son site .fr ne sont pas soumis à la TVA en France. Alors que les entrepôts sont situés sur notre sol, la société qui encaisse les paiements est domiciliée au Luxembourg. Grâce à l’Europe-qui-protège, cette simple astuce permet à Amazon de payer la seule TVA luxembourgeoise. On comprend ensuite que le site de vente en ligne ait les moyens de proposer la gratuité des frais de ports, ce qui constitue un contournement de la loi Lang sur le prix unique du livre. Si l’on continue à laisser faire ces pratiques et à dérouler le tapis rouge pour Amazon, c’est la FNAC qui tombera après Virgin. Et cela ne s’arrêtera pas là. Car Amazon veut vendre de tout. Aux Etats-Unis, elle propose même des produits alimentaires. La vente en ligne explose et la part de marché d’Amazon pourrait dépasser 25% en 2016. Cela veut dire qu’après avoir tué la concurrence, le groupe pourrait rançonner les fournisseurs en reproduisant à une échelle sans précédent les mécanismes que l’on voit déjà avec la grande distribution.
Bien sûr, les concurrents d’Amazon cherchent la réplique. Mais ils le font en reprenant le modèle économique de la vente en ligne. Regardez autour de vous les ouvertures de grandes surfaces, vous verrez se multiplier les « Drive » aux dépens des magasins traditionnels. Qu’est-ce que cela change me direz-vous ? Après tout ce service permet de se débarrasser de la corvée des courses ! Sauf qu’outre la destruction massive d’emplois, cette nouvelle organisation du commerce est une machine de guerre contre les droits sociaux. Un salarié d’Amazon affecté à la récupération des articles commandés dans un des quatre entrepôts français de la marque effectue 24 kilomètres à pied par journée de travail. Les équipes fonctionnent en 3/8. En période de pointe, ceux qui sont dans l’équipe de nuit travaillent 6 nuits de 7 heures d’affilée, soit 42 heures par semaine. Il n’y a que deux pauses de 20 minutes. Dans un entrepôt des Etats-Unis, la direction avait pris l’habitude de faire stationner des ambulanciers à proximité pendant les vagues de chaleur pour ramasser les employés victimes de malaises. Dans ces murs, aucune passion, juste la nécessité. Les salariés ne rencontrent jamais un client. Ils ne savent pas ce qu’ils vendent. Ils n’ont même pas le temps de lire les 4e de couverture. Car dès qu’ils ont « pické » un article dans l’étagère indiquée par la scanette qui ne les quitte pas, celle-ci les envoie quelques mètres plus loin. La productivité de chaque salarié est mesurée jour par jour. Un réseau sans fil assure le suivi en continu de son activité. Sa scanette permet même aux managers de le rappeler à l’ordre s’il traîne. Et Amazon va jusqu’à exiger que la productivité de ses employés soit en augmentation permanente sous peine de non renouvellement de leur contrat.
Vous avez bien compris les conséquences ? Allons jusqu’au bout. Pensez-vous que l’on puisse faire ce travail jusqu’à 65 ans ? Ou même 60 ? Ou encore 55 ? Avec une productivité en augmentation continue ? Libraire c’est possible, mais « picker » chez Amazon, non. Pour augmenter les profits et gagner la bataille de la « compétitivité », le capitalisme détruit des milliers d’emplois et augmente dans un même mouvement l’intensité du travail dans des proportions inconnues jusqu’à présent, qui minent l’espérance de vie et éjectent……..
Lisez la fin de ce billet sur le blog de François Delapierre
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