Grèce • ERT, une chaîne en plus, une chaîne en moins
Aujourd’hui, je vais vous apporter quelques bouffées de Grèce. Je suis arrivé hier matin à Athènes par le tout premier avion, discrimination tarifaire oblige. Me voilà donc débarqué en Grèce plusieurs heures avant l’ouverture du premier Congrès de Syriza, où je représente le Parti de Gauche mais tente également dans le temps qui me reste de vous apporter un écho en retour. Cette arrivée anticipée était une excellente occasion de visiter l’ERT, la radio télévision publique fermée par le gouvernement austéritaire, qui continue à fonctionner comme une sorte de « coopérative ouvrière de production » audiovisuelle. Cette décision prise pour satisfaire les exigences de la Troïka en « économisant » 2000 postes de fonctionnaires mais déclarée illégale par le Conseil d’Etat m’avait frappée tant elle montre le caractère austéritaire des politiques menées dans et par l’Union européenne. Comme l’ont noté de nombreux Grecs, même la dictature n’avait pas interrompu les programmes !
La presse française a donné à cet épisode un large écho, unanimement indigné. Tant mieux. Cela nous fut utile. Le scandale conduisit plusieurs sommités solfériniennes à exprimer pour la première fois une divergence avec ce gouvernement dans lequel siègent leurs amis du PASOK (enfin ce qu’il en reste). Pour autant, je ne suis pas naïf. Je sais bien que le corporatisme journalistique fut le premier moteur de cet intérêt subit. En Grèce en ce moment, sans que cela émeuve nos médias officiels défenseurs autoproclamés des droits de l’homme, des milliers de personnes meurent faute des soins dont elles ont un besoin plus vital que de télévision. Mais la fermeture d’une chaîne fait davantage parler dans les rédactions que celle d’un hôpital pour la raison que les journalistes s’intéressent davantage à eux-mêmes qu’aux personnels infirmiers. Je suis raisonnable, je n’attends pas de la corporation qu’elle renonce à sa fascination pour elle-même. J’aimerais juste qu’elle s’intéresse un peu au sort des autres. Je parle bien de la corporation. C’est-à-dire des journalistes comme rouages d’un système et non comme les consciences individuelles qu’ils ne cessent jamais d’être en puissance. Je le crois possible dans certaines situations vraiment exceptionnelles. Comme celle d’ERT. C’est ce que j’ai cherché à vérifier sur place. Je voulais voir si les journalistes et techniciens en lutte se contentaient de continuer à émettre la même chaîne dans l’indifférence vis-à-vis des souffrances des autres ou s’ils avaient modifié le contenu des programmes voire la manière de les définir.
Un journaliste d’ERT me répondit sans le savoir par une formule qui résuma en un instant le basculement qui s’est produit et la manière dont un acteur engagé dans le processus se le représente. Autrefois nous avions une chaîne d’Etat me dit-il. Maintenant nous avons une chaîne publique. L’ERT d’avant servait le gouvernement et donc les austéritaires. Elle le faisait servilement en maintenant le couvercle sur les résultats désastreux de leurs politiques comme sur les luttes qui les contestaient. D’ailleurs les Grecs ne nous aimaient pas me dit-il avec le sourire d’un homme qui s’est libéré d’un poids. Pour lui chaîne d’Etat signifiait coups de téléphones pour influer sur les programmes. Et le principal problème c’est que tout le monde le savait. Chacun comprenait donc que la télévision d’Etat n’était pas le miroir objectif qu’elle prétendait être.
L’ERT d’aujourd’hui doit en revanche sa survie à ce que mon interlocuteur appelle « la société » et que nous appellerions le peuple. Sans une présence populaire massive autour du siège d’ERT à Athènes, le bâtiment aurait été évacué comme l’ont été toutes les antennes locales que le peuple grec laissa exposées. Dès lors, ERT se considère comme au service de la société. Celle-ci le lui rend bien. L’audience est passée de 8 à 35% malgré la fermeture de l’émetteur qui dessert Athènes et sa région. Sans cela, ce serait 60% me dit-on. ERT a eu la semaine dernière 2 millions de téléspectateurs sur Internet, soit l’équivalent de 12 millions de personnes si l’on rapporte ce chiffre à la population française.
De fait la grille des programmes a été totalement bouleversée. ERT parle désormais éducation, santé, travail. Elle le fait en invitant les citoyens concernés par ces secteurs et donc en donnant la parole aux luttes qui se multiplient dans le pays. La chaîne fait davantage la place à des émissions en plateau et sur ces plateaux elle recherche un pluralisme qui ne se limite pas à inviter la diversité des forces politiques mais donne la parole aux forces sociales qui n’accédaient jamais à la lumière audiovisuelle. Du coup des thèmes occultés font leur apparition. Par exemple, ERT a réalisé 5 émissions sur une question jamais débattue avant sur les ondes : la privatisation programmée de l’eau à Athènes, avec la participation de nombreux scientifiques. Vous noterez au passage qu’en cherchant à faire émerger les questions fondamentales de la société et en voulant donner aux citoyens les moyens de se faire leur propre opinion (la nouvelle ERT tient à être une chaîne ouverte et pluraliste, pas une chaîne militante dans le sens étroit que peut revêtir ce terme), ERT a explosé les formats traditionnels. Cinq émissions sur le même sujet, cela n’existe pas sur nos chaînes où règne la dictature du news-zapping ou alors les cadres formatés du série-making. De même, la chaîne a redécouvert les formats longs.
Les contraintes qu’implique l’hostilité gouvernementale ont entraîné d’autres changements. Les grévistes n’ont aucun moyen financier. En conséquence la nouvelle ERT ne peut plus acheter des programmes sur le marché national ou mondial. Mais ERT reçoit désormais des productions libres de droit proposées de manière solidaire. Elle diffuse dès lors des documentaires ou des créations artistiques qui n’accédaient jamais aux médias officiels. De plus, si elle contrôle le siège de la chaîne et plusieurs antennes régionales. la nouvelle ERT rencontre de multiples difficultés dès qu’elle envoie des équipes à l’extérieur. Les journalistes et techniciens sont en effet harcelés de procès-verbaux policiers censés démontrer qu’ils font un usage illégal des voitures ou caméras de la chaîne. C’est pourquoi ils font appel à des images envoyés par des citoyens ce qui les amène à expérimenter des formes de coproduction participative non imaginées au départ. De même, les journalistes entrent en contact avec des citoyens mobilisés à l’occasion des rassemblements qui se tiennent tous les soirs, où se produisent bénévolement de nombreux artistes, et qui sont diffusés sur la chaîne.
Le reproche de détourner les biens publics a pris le jour où j’étais là un tour particulièrement grotesque. Hier les salariés licenciés d’ERT ont en effet eu l surprise de voir diffusé sur le canal de leur chaîne une mire censée accréditer l’existence d’une nouvelle télévision baptisée « Télévision Publique Grecque ». Il faut savoir que la décision gouvernementale de fermer ERT a été invalidée par le Conseil d’Etat. Le gouvernement a donc fait mine de réouvrir la télévision publique pour se mettre en règle. Une loi a été votée en ce sens qui ne dit mot des radios que coiffait ERT, ne dit rien non plus du nombre de chaînes qui émettrait à l’avenir, et pas davantage sur ce que serait leur contenu. L’objectif du gouvernement est de justifier la fermeture autoritaire d’ERT et sans doute de permettre de nouvelles actions contre la chaîne entrée en résistance. Seule manifestation d’existence de cette nouvelle chaîne, ce signal soudain est diffusé par… les émetteurs qui appartiennent au consortium des chaînes privés du pays ! Les premiers programmes de cette nouvelle chaîne d’Etat doivent de même d’après des fuites être tournées dans les studios de la principale chaîne privée, Mega. Donc pendant que la chaîne publique ERT se voit reprochée l’utilisation des moyens de l’Etat, la future chaîne d’Etat utilise, elle, sans vergogne les moyens du privé…
Comment les programmes de la nouvelle ERT sont-ils définis ? Lors de l’Assemblée générale des salariés qui se tient chaque jour. Les grilles sont faites la veille pour le lendemain. Ensuite chaque équipe jouit d’une grande autonomie pour construire son émission. En théorie l’organigramme de la chaîne n’a pas été redéfini. En réalité, il faut pallier à l’absence de ceux qui ne viennent plus depuis la décision de fermeture et le licenciement de tous les salariés. Si les hiérarchies ont été conservées, elles fonctionnent aussi d’une manière plus collective. Dans les faits, je me réunis avec le gars qui est au-dessus de moi et celui qui est en dessous et nous décidons ensemble m’explique l’un des responsables de la radio. Dans cette révolution citoyenne, le pouvoir est à ceux qui font, mais il ne s’exerce légitimement que dans la mesure où il a été discuté, que ce soit dans l’AG quotidienne ou dans les collectifs de travail qui jouissent de manière autonome de la part d’initiative qui leur est déléguée. Privé de soutien populaire, le gouvernement pèse lui sur la chaîne… via le soutien que lui apportent les actionnaires du secteur privé. S’il a pu fermer le signal digital d’ERT, c’est parce que celui-passait par des installations de la société de téléphonie OTE… privatisée et vendue à Deutsche Telekom !
On voit comment le cas d’ERT illustre la manière dont les vieilles questions de l’implication populaire, du contrôle et de la propriété s’appliquent aux réseaux de télécommunication si stratégiques à notre époque. La manière dont ERT est devenue la lutte des luttes, cristallisant les mobilisations survenues dans tous les secteurs de la société, montre aussi comment les luttes sociales sont indissociablement des luttes pour la représentation dans l’espace public. C’est pourquoi la question des médias est directement politique. C’est pourquoi elle est centrale dans tous les processus concrets de révolution citoyenne que nous avons sous les yeux. Alexis Tsipras, le jeune président du groupe parlementaire de Siriza, y est d’ailleurs revenu dans son discours d’ouverture. Mais ceci est une autre histoire que je vous conterai demain si le temps m’en est laissé.