Lutte contre la fraude fiscale • Ils n’y ont jamais cru
Beaucoup attendaient du gouvernement Ayrault qu’il frappe fort la fraude fiscale. Au contraire, il l’accueillait en son sein. Depuis la démission de Jérôme Cahuzac et son audition devant l’Assemblée Nationale, le gouvernement n’a toujours pas apporté la moindre réponse crédible et sérieuse permettant de lutter contre ce poison. Les pères fouettards de l’austérité nous demandent de « faire des efforts» mais ne se soucient guère de l’évasion fiscale des importants dont ils recherchent le soutien. Ce fléau nourrit pourtant la crise démocratique et économique que nous traversons.
Les estimations des pertes annuelles dues à la fraude fiscale peuvent varier mais restent extrêmement élevées. La Commission Européenne avance le chiffre de 50 milliards d’euros pour la France, mais le Syndicat Solidaires-Finances Publiques, qui représente les agents du fisc, évoque lui le chiffre de 80 milliards, soit une perte de 20% environ des recettes fiscales d’une année.
Les entreprises, en particulier les grands groupes, sont les championnes des manœuvres pour échapper au fisc : du travail au noir au non reversement de la TVA, en passant par la création de sociétés fictives ou la domiciliation offshore, ces fraudes réduisent chaque année de 23 à 32 milliards d’euros les recettes de l’impôt sur les sociétés. L’évasion fiscale des plus riches est également significative. Les travaux de Gabriel Zucman estiment à 250 milliards d’euros minimum le patrimoine non déclaré des français dans les paradis fiscaux, soit un manque à gagner de 15 milliards d’euros annuels environ.
Il est intéressant de rapporter ces estimations aux chiffres de la fraude sociale qu’utilisent les réactionnaires pour nous opposer les uns aux autres : la fraude à la sécurité sociale ne dépasse pas les 3 milliards d’euros annuels et la fraude aux prestations familiales 700 millions d’euros. A peine 5% de la fraude fiscale !
Contrôles peu fréquents
En France, selon les derniers chiffres de la Cours des Comptes, au moins 90% de la fraude fiscale reste impunie puisqu’un peu moins de 4 milliards d’euros ont été récupérés en 2010. La Direction nationale des vérifications de situations fiscales (DNVSF), qui contrôle les affaires où l’ampleur de la fraude dépasse les 1,5 million d’euros, obtient des résultats décevants. On observe une baisse d’environ 15% du rendement du contrôle fiscal des plus fortunés depuis 10 ans et ce malgré l’explosion des revenus des 0,1% les plus riches et de leurs patrimoines sur cette période.
Les contrôles sont peu fréquents : un contrôle tous les trois ans en principe pour les 150 000 contribuables les plus riches, mais seuls 2,3% des dossiers des 500 plus grosses fortunes professionnelles sont soumis à examen chaque année. La probabilité pour un contribuable fortuné d’être contrôlé est donc d’une fois tous les 40 ans ! Ce taux diminue à mesure que la richesse augmente, un seul contribuable parmi les 50 plus riches étant contrôlé chaque année.
On peut d’ailleurs s’interroger sur le sort de la liste de 3000 exilés fiscaux français ayant fuité de la banque HSBC et transmise en 2009 aux autorités françaises. Eric Woerth, alors ministre du budget, estimait le total d’évasion à 3 milliards d’euros. Personne n’en a entendu parler depuis.
L’austérité encourage la fraude
La baisse du budget de l’Etat encourage les fraudeurs fiscaux. En effet, pour dissuader les fraudeurs et renforcer le rendement des contrôles, les administrations concernées auraient besoin de moyens supplémentaires. Or la Direction générale des finances publiques (DGFiP) aura perdu plus de 18% de ses effectifs entre 2002 et fin 2013, dont une part importante dans le contrôle fiscal. La sous-direction qui s’occupe de l’examen des dossiers jugés « sensibles » (ceux de Liliane Bettencourt ou Bernard Arnault) ne compte qu’une centaine d’agents. Son rattachement au cabinet du ministre du budget facilite les conflits d’intérêts, comme l’ont montré les affaires Woerth et Cahuzac.
Les directions territoriales de la DGFiP, en charges des ménages gagnant plus de 220 000 euros par an sont elles aussi très mal dotées. Elles doivent faire face à une fréquente segmentation des tâches entre la gestion des trois types de fiscalités (personnelle, professionnelle et immobilière) et à des limitations géographiques de plus en plus complexes, les revenus et le patrimoine contrôlés étant dispersés sur le territoire et au-delà.
Le faible rendement des dispositifs de lutte contre la fraude s’explique aussi par la complexité croissante de celle-ci et par son caractère mouvant. Or la Direction nationale des enquêtes fiscales (DNEF), censée prévenir les nouveaux mécanismes de fraude, est peu considérée. La rotation de ses agents est élevée : 85% d’entre eux ont moins de 4 ans d’ancienneté. Or les dossiers nécessiteraient un véritable suivi et il faut au minimum 3 ans de pratique pour qu’un agent soit complètement formé.
Le gouvernement rassure la finance
L’affaire Cahuzac est le symbole de l’oligarchie et de son détachement vis-à-vis des devoirs citoyens les plus élémentaires. Une oligarchie pour qui l’impôt, c’est les autres. Si elle prétend n’avoir jamais cru à la lutte des classes, c’est qu’elle pense l’avoir gagnée. Plutôt que de combattre l’influence de ces nouveaux seigneurs, les choix politiques du tandem Hollande-Ayrault s’y soumettent directement : la fausse loi bancaire, l’Accord Made in Medef, les cadeaux fiscaux faits aux « pigeons » ou la réforme des retraites à venir en sont des exemples récents. Souciez vous de la « confiance des marchés » et du grand patronat davantage que de la volonté populaire et les Jérôme Cahuzac se multiplieront en plein cœur du pouvoir.
La loi contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique adoptée le 25 juin dernier est un paravent. Elle consiste principalement en l’augmentation de la sévérité des peines en cas de fraude fiscale aggravée sans allonger le délai de prescription (aujourd’hui fixé à 3 ans) et continue d’interdire à la justice d’enquêter sur les fraudes fiscales sans l’aval du ministre du budget. Elle propose également l’extension des outils d’intervention de l’administration fiscale sans que celle-ci ne soit dotée de réels moyens supplémentaires. Dans le cadre de l’appel du G8 à un échange automatique d’information, une liste de pays « non coopératifs » sera établie. Comme pour la rémunération des traders et des patrons, le gouvernement espère en vain que le système s’autorégule.
Des pistes de solutions
S’agissant de l’évasion fiscale, il serait raisonnable de taxer à hauteur de 30% les avoirs dissimulés dans les paradis fiscaux. D’autres spécialistes préconisent d’aller jusqu’à 50%, comme le font d’ailleurs les États-Unis. Le produit d’une telle taxe d’assainissement fiscal serait pour l’Europe de 667,5 milliards d’euros et pour la France de 66 milliards d’euros au moins. Cela correspond à 5 milliards de plus que le budget 2012 de l’Éducation nationale. S’ajoute à cela l’imposition des revenus issus des fonds rapatriés en France, dont le rendement est évalué à 15 milliards d’euros annuels. Ce type de mesures permettrait de limiter sérieusement la fraude fiscale et serait une manière efficace d’augmenter les recettes de l’Etat sans austérité.
Par ailleurs, défendre l’interdiction des activités dans les paradis fiscaux c’est mettre en place les pressions nécessaires, telles qu’un retrait des licences bancaires pour les banques jugées non coopératives. Les banques suisses ne peuvent pas se permettre de perdre leur accès aux marchés français. Les Etats-Unis ont déjà appliqué ce type de menaces en 2009, en obligeant la banque UBS à lui donner 4450 noms de ses clients américains (pour une valeur des dépôts équivalente à 18 milliards de dollars), occasionnant du même coup une dénonciation spontanée d’environ 15 000 personnes ayant des comptes dans une soixantaine de pays.
Sandro Poli