Les douaniers ont beaucoup à déclarer
Ça ressemble à une histoire belge. Les syndicalistes du service des douanes du Royaume de Belgique ont été tentés, par dépit, d’afficher l’« Avis aux fraudeurs » suivant : « une circulaire limite le nombre de contrôles en dehors des heures de bureau. Vous avez le champ libre environ 58 nuits sur 60. Faites votre choix ! » Pour des raisons budgétaires, l’administration des douanes belges a en effet réellement décidé de réduire le nombre de contrôles à deux nuits par période bimensuelle. L’anecdote a fait rire, mais jaune, l’assemblée devant laquelle elle était rapportée, car elle ne relève pas d’une situation ubuesque exceptionnelle, plutôt d’une idéologie partagée. Dans la salle du Conseil économique, social et environnemental, 300 douaniers français se sont réunis le 18 septembre dernier pour des Etats-Généraux de la Douane, à l’appel d’une intersyndicale comptant toutes les organisations du secteur afin de répondre aux alarmes suscitées par l’état d’une administration « au bord du gouffre ». L’image n’a rien d’exagéré si l’on rappelle qu’en moins de dix ans, les effectifs douaniers ont fondu de près de 4 000 unités pour ne plus compter qu’un peu plus de 16 000 agents aujourd’hui. Durant cette période, le nombre de conteneurs transitant par les ports hexagonaux a augmenté lui de près de 50%. Une équation qui ne peut que remettre en cause les missions confiées aux douaniers et affecter aussi bien le consommateur que le citoyen.
Selon un sondage, les Français pensent que la moitié des produits entrant en Europe sont contrôlés. Leur confiance est largement exagérée : seulement 1 produit sur 10 000 subit un contrôle. Dans le port des Pays-Bas de Rotterdam, principale porte d’entrée européenne, la vérification de 900 000 conteneurs par an est confiée à… une personne et demie. Ce qui fait dire à une intervenante des Etats-Généraux de la Douane que « les conteneurs s’apparentent de plus en plus à des valises diplomatiques ». Pendant que l’on fait résonner la présence de quelques milliers de Roms sur le territoire national comme une terrible menace, tandis que les naufrages d’épaves auxquelles s’accrochent quelques survivants dans les eaux de Lampedusa passent pour les prémices d’une invasion, des millions de conteneurs franchissent allègrement les frontières avec leurs contenus licites ou illicites. Lorsqu’ils font état de trafics, les médias font surtout référence à celui des stupéfiants ou à celui de la contrefaçon des produits de luxe oublieux d’autres trafics moins télégéniques comme celui des déchets par exemple, mais d’un excellent rapport : 10% des conteneurs qui partent du Havre contiendraient des déchets interdits à l’exportation en destination des pays africains ou asiatiques qui n’ont pas les moyens de les traiter.
Le trafic de drogues est bien sûr une réalité : il pèse 350 milliards de dollars par an, à peine plus de la moitié de celui de la contrefaçon dans laquelle le luxe ne compte seulement que pour 8%. Car la plus grande partie de cette contrefaçon concerne des produits usuels, du petit matériel électrique, des médicaments… et brasse un chiffre d’affaires de 600 milliards de dollars. Pour le consommateur, les risques d’accident sont réels, brûlures ou blessures, intoxication, au minimum tromperie sur la marchandise comme le récent scandale du « chevalgate » l’a montré. « Les contrôles sont un préalable indispensable à une consommation à risque limité », résume un inspecteur des douanes. A condition bien sûr de s’en donner les moyens, y compris légaux. Le trafic d’espèces protégées est le 4e trafic le plus lucratif (20 milliards d’euros par an). Il a surtout l’avantage de présenter des risques limités. La corne de rhinocéros qui pour certains Asiatiques a la réputation d’un super Viagra vaut plus cher au kilo que l’or ou la cocaïne. Ainsi deux trafiquants en possession de 8 cornes d’une valeur de 500 000 euros ont été condamnés à une amende de… 500 euros. Comme l’explique un douanier spécialisé, « le trafic d’espèces protégées devient la composante d’un commerce triangulaire international avec les drogues et la contrefaçon ».
Ainsi, il n’y a pas de petits trafics, mais un ensemble de trafics où les mafias, les cartels investissent l’ensemble de la circulation des marchandises pour profiter des avantages que procure une mondialisation soumise au libre-échange et à la diminution des contrôles tout en se livrant à des noces plus ou moins clandestines avec la finance. « Sans les douanes, le monde serait une aire de jeu pour le crime organisé », commente un criminologue. Les trafics affectent autant les pays destinataires que les pays d’origine. Ils ne concernent pas seulement les consommateurs des premiers, mais aussi leurs entreprises qui vont pâtir d’une concurrence déloyale avec la contrefaçon qui tire toutes les normes techniques vers le bas et met en péril leur viabilité. Ce qui a fait tenir à des représentants du secteur privé présent à ces Etats-Généraux de la Douane le même discours que les syndicalistes. Il faut « faire une priorité nationale » du renforcement des « réseaux de proximité que représentent les douanes » dit l’un d’eux. Sans compter les effets de ces trafics qui ravagent les pays d’origine par la pratique des normes sociales les plus basses, le travail des enfants…
La nécessité des missions de contrôle et de régulation de la douane n’est guère discutable. Elle a aussi un rôle à jouer dans la lutte contre la fraude ou l’évasion fiscale. La fraude à la TVA se monterait à 32 milliards d’euros par an, le tiers de la fraude générale aux finances publiques qui atteindrait les 100 milliards. Selon un juge d’instruction, la douane serait « l’instrument le mieux placé et le plus performant » pour s’opposer efficacement à ce hold-up permanent qui au total est donc supérieur aux 88 milliards du déficit de l’Etat, agités en chiffon rouge à la fois pour justifier la politique austéritaire et la hausse des taxes et impôts.
Alors quelles sont les raisons de l’assèchement programmé du service des douanes ? Comme tout service public, il a subi la sarkozyenne RGPP et aujourd’hui, sa version hollandaise, la MAP (modernisation de l’action publique) dont l’objectif avoué est la baisse des dépenses publiques au nom de « l’amélioration des politiques publiques ». Mais que vont coûter aux Français en termes de santé publique, d’emplois, d’abaissements des normes sociales, économiques, l’abandon des contrôles douaniers, l’affaiblissement de ses moyens de collecte des contributions indirectes ? Les syndicalistes douaniers, outre la tenue des Etats-Généraux dont ils ont remis les réflexions à l’Assemblée nationale avant de le faire bientôt au sénat et au parlement européen, sont déterminés à le faire savoir. Ils vont même dresser des chapiteaux le 21 novembre dans la rue pour inviter les passants à s’y rendre afin de s’informer et débattre et par là réfléchir en dernière analyse à la société que nous voulons. Livrée à l’avidité néo-libérale comme le promettent les négociations confidentielles engagées le 8 juillet dernier autour du Pacte transatlantique Europe-USA ou centrée sur l’humain d’abord ?