Le Monde – Blog – Prix de l’essence, gaz de schiste : à quoi joue le gouvernement Ayrault ?

Prix de l’essence, gaz de schiste : 
à quoi joue le gouvernement Ayrault ?

Voici ce qu’a déclaré le ministre de l’économie, Pierre Moscovici, le 28 août sur TF1 :

« Il faut aller à long terme, on le sait, vers une société de la sobriété. J’ai été très frappé (…) par le fait qu’il fallait aussi changer les modes de déplacement. On ne peut pas vivre éternellement avec ce mode de consommation ! »

Et tac, il te me subventionne la consommation d’essence !?…

 

Capture-mosco

Le gouvernement a, on le sait, raboté un peu plus de 3 centimes d’euros perçus par le Trésor public sur le prix du litre d’essence, ce qui devrait coûter 300 millions d’euros au contribuable (qu’il soit automobiliste ou pas). Une mesure « financièrement coûteuse, économiquement inefficace et écologiquement absurde »,  a asséné Chantal Jouanno, ex-présidente de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. Il n’y a pas eu grand monde pour la contredire. [ MàJ. Moscovici lui-même semble juger sa propre mesure ridicule, cf. Le Canard Enchaîné p. 2 ].

« C’est la cigarette du condamné », a observé sur France Inter l’éditorialiste Thomas Legrand. Il a raison, l’Etat est sans doute l’institution la plus sévèrement accro’ au pétrole. Personne n’ignore qu’en France, la moitié du prix de l’essence est constituée de taxes. Celles-ci ont atteint 34 milliards d’euros en 2010, presque autant que l’impôt sur les sociétés et que… la facture énergétique de la France (46 milliards d’euros cette année-là, soit l’essentiel du déficit commercial). Pas très sain, n’est-ce pas ? D’autant qu’on ne précise jamais que la facture d’essence de l’Etat (celle de l’armée, notamment) enfle elle aussi lorsque le prix du baril augmente. Généralement, le coût d’une hausse du brut annule plus ou moins le gain qu’elle représente pour le Trésor public (sans parler de l’impact sur la croissance économique). Oui oui, accro’.

Les gaz de schiste, maintenant. Il y a six mois, Jean-Marc Ayrault présentait, en tant que président du groupe socialiste à l’Assemblée, une proposition de loi « visant à interdire l’exploration et l’exploitation d’hydrocarbures non conventionnels ». Celui qui est entre-temps devenu premier ministre expliquait alors que « les rendements espérés [des gaz et huiles de schiste] ne valent rien par rapport aux risques sur la santé publique. »

Jean-Marc Ayrault fait maintenant savoir que le débat sur les gaz de schiste n’est, tout compte fait, « pas tranché ». Nathalie Kosciusko-Morizet a beau jeu d’accuser le premier ministre de « duplicité ».

Mais de quoi le premier ministre voudrait-il au juste débattre ? De redonner une indépendance énergétique à la France, ou tout du moins de réduire substantiellement sa facture d’essence et de gaz ? Pour les huiles de schiste, les pétroliers évoquent une production potentielle dans l’Hexagone de 1 à 3 cent mille barils par jour, au mieux. Les Français consomment 17 cent mille barils de brut par jour. Pour les gaz de schiste, c’est tout comme : parvenir à l’autosuffisance grâce à eux paraît franchement peu vraisemblable.

Une pièce à verser au dossier : l’exploitation de ce type d’hydrocarbures, qui nécessite de fracturer la roche, est caractérisée par un déclin extrêmement rapide de la production de chaque puits. Pour maintenir des extractions élevées, comme espère aujourd’hui y parvenir l’industrie américaine, il faut creuser sans cesse beaucoup, mais alors beaucoup de puits. « Dix à cent fois plus » que pour du pétrole classique, a indiqué sur ce blog la direction de Total, et même plus encore peut-être. En effet, une fois récupéré l’essentiel des hydrocarbures libérés à proximité de la zone fracturée, la production d’un puits de gaz et, a fortiori, d’huile de schiste s’effondre la plupart du temps dès la première année.

Le graphique ci-dessous représente le profil de production typique d’un puits d’huile de schiste dans le Dakota du Nord :

Département des ressources naturelles du Nord Dakota

Vous voyez le problème ?

Alors pour quoi, pour qui le gouvernement voudrait-il rouvrir le dossier ? Pour sauver le climat ? Pour faciliter la « transition énergétique » ? Ou bien pour consoler la première entreprise de France, Total, à laquelle on vient de demander un effort modique pour co-financer la mesure « inefficace » et « absurde » susmentionnée ?

Peut-être le gouvernement Ayrault veut-il reculer pour mieux sauter, vers la « société de la sobriété » en direction de laquelle, selon Moscovici, « il faut aller » (mais « à long terme », s’entend) ?

J’ai un doute. La fameuse « transition énergétique », ce nouveau mantra gros comme une dent creuse, réclamera des investissements faramineux, et je ne parle pas que de gros sous. Certains évoquent l’équivalent d’un effort de guerre ; peut-être sont-ils terriblement proches de la vérité.  L’Agence internationale de l’énergie ou encore, en France, l’association Négawatt, nous ont expliqué que cette transition est réalisable, à condition de faire appel pour l’essentiel, non à la technologie, mais à la « sobriété », justement.

Concentration mondiale de CO2 : scénario de l’Agence internationale de l’énergie visant une stabilisation à 450 ppm (au-delà du seuil de sécurité de 350 ppm défini par le Giec, mais très en-dessous du « business as usual »). La partie en bleu ciel représente les économies d’énergie réalisables par les consommateurs.

Mais comment croire que quelque chose de consistant pourrait être initié en France par un Etat étouffé par la dette, et dont le chef de gouvernement soutient la construction d’un nouvel aéroport international pour sa bonne ville de Nantes ? Où seraient la vision, le souffle et… l’énergie nécessaires ?

Là où les contradictions qu’affiche complaisamment le gouvernement s’expliquent un peu, c’est qu’il est clair que, si rien ne change dans nos modes de consommation, il deviendra de plus en plus délicat, et même dangereux d’un point de vue géostratégique, de s’abstenir de fracturer nos sous-sols.

C’est le chemin atterrant de l’inertie pragmatique. Quand on court sur un tapis roulant, on n’avance pas. Obama lui aussi n’aura su faire que du surplace dans ce domaine crucial.

Je parle souvent ici d’aporie, d’impasse, de conundrum (et autres synonymes désespérants) :

Sommet Rio+20 : qu’avez-vous fait de vos vingt ans ? ] ; Le sourire de Cassandre ] ; [ Agrocarburants et déforestation : Paris et Bruxelles assument (tous comptes faits) ] ; L’ère de l’abondance est « finie », annonce un gourou clairvoyant de la finance] ; [ Climat : 80 % des réserves de pétrole, de gaz et de charbon n’auraient pas la moindre valeur ! ] ; Hulot, de Margerie et Fillon au pays des lapins ], etc.

J’ai peur que d’ici une ou deux générations, lorsque le pétrole SERA devenu rare,aussi rare que la banquise en été et que probablement d’autres matières premières, nos enfants se demandent, et pendant longtemps :

Où avaient-ils la tête ?

Notre système, celui que le Parti socialiste veut sauver ou réformer (quelle outrecuidance !) est très bon pour le gaspillage. Le gaspillage de talents  (« contre le chômage, on a tout essayé », a tranché Mitterand), comme le gaspillage de matière, et en particulier celui, irrévocable, des énergies fossiles.

Le système consumériste n’est pas seulement bon pour le gaspillage, le gaspillage est littéralement son carburant. Il lui est nécessaire, consubstantiel. N’est-il pas terriblement ironique de voir les mêmes qui n’ont rien tenté contre les délocalisations verser maintenant des larmes de crocodile sur les emplois industriels perdus, et inventer, trente ans trop tard, un improbable ministère de la réindustrialisation ? Si j’étais fils de sidérurgiste, un brin amer je serais, je pense. En toute innocence, nous avons laissé se recréer l’enfer de la révolution industrielle à l’autre bout de la planète, démultiplié par une avidité inouïe, et après nous le déluge.

L’économiste Nicholas Georgescu-Roegen a expliqué dès 1971 :

« Chaque fois que nous produisons une voiture, nous détruisons irrévocablement une quantité de basse entropie[ie. d’énergie utile impossible à reconstituer] qui, autrement, pourrait être utilisée pour fabriquer une charrue ou une bêche. En d’autres termes, chaque fois que nous produisons une voiture, nous le faisons au prix d’une baisse du nombre de vies humaines à venir. »

Cherchez l’erreur, il n’y en a pas.

Plus de 80 % de l’énergie utilisée sur Terre proviennent de sources fossiles non renouvelables : pétrole, charbon, gaz. Plus vite nous épuisons ces sources d’énergie épuisables (par exemple en baissant les taxes sur l’essence), plus vite elles seront épuisées, non ? C’est tellement ballot, tellement inepte ce que nous sommes en train de faire : cela s’appelle scier la branche sur laquelle on a posé le nid.

Le roi d’Arabie Saoudite, lui, se préoccupe de l’avenir, puisqu’il a ordonné en 2010 « d’interrompre toute exploration pétrolière afin qu’une part de cette richesse soit préservée pour nos fils et nos successeurs, si Dieu le veut ».

Le colossal problème posé est simple, il est même assez trivial. Mais ce n’est hélas plus le cas des solutions qui peuvent y être apportées, aussi tard qu’aujourd’hui. Le monde contemporain est surgi du creuset de l’abondance énergétique. L’avidité a des racines puissantes et profondes, et bien souvent fort compréhensibles. Chacun voit midi à sa porte, et pas seulement les marchands de panneaux solaires.

Même Evo Morales, l’un des modèles du Front de gauche et de sa « planification écologique« , a dû renoncer, face à la colère de la rue, à supprimer  les subventions sur l’essence de la Bolivie. Subventions sans lesquelles l’économie bolivienne ou mondiale, telles qu’elles sont, seraient instantanément frappées d’apoplexie.

Je ne dis pas que le problème est simple. Je dis qu’il est plus qu’urgent, et je suis fatigué, écœuré, par la phraséologie et le déni :

il est trop tard pour empêcher un bouleversement irréversible et dangereux du climat ; il est sans doute beaucoup trop tard pour empêcher un choc pétrolier permanent.

« Mad Max 4 » va bientôt sortir (si si). La série « Dallas » a déjà repris.

On fait quoi ? On régresse ?

Le blog de Matthieu AUZANNEAU

 

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