Constater le besoin de l’impôt pour y consentir

  Contre un régime fiscal qui « ne cesse de creuser les inégalités au lieu d’opérer un juste partage des richesses », et contre « la désagrégation du consentement à l’impôt », Raquel Garrido et Clément Sénéchal (Parti de gauche) défendent la marche organisée par le Front de gauche le 1er décembre, « une méthode permettant de sortir par le haut de cette période de tension, et de retrouver l’impulsion positive de la Révolution Française ».

Le projet de loi de finances 2014 a été adoptée la semaine dernière à l’Assemblée. Il prévoit des coupes d’environ 15 milliards d’euros dans le budget de l’État, dont 10 milliards pour les services publics. Il arrive à un moment où le consentement à l’impôt se délite à grande vitesse. Jusqu’à présent, face à la caricature et l’opportunisme des partisans du zéro impôt, le principe de légitimité de l’impôt tenait bon. Cependant, le gouvernement a petit à petit creusé la tombe de cette légitimité fiscale et enclenché un processus de véritable désagrégation du consentement à l’impôt. Déjà, avec la capitulation face aux « pigeons » à propos de la taxe sur les plus-values de cession, la détermination impots_fiscalite.jpgde l’impôt est spectaculairement devenu le domaine réservé d’intérêts catégoriels organisés, capables de financer à grands coups de com’ leur dérobade aux velléités du pouvoir en place, censé exprimer la volonté générale. Le trouble s’est accentué lorsque le ministre du budget, Jérôme Cahuzac, prétendait le 7 janvier 2013 que la grande réforme fiscale de gauche « était faite », alors qu’il n’en était rien encore et qu’il n’en serait donc jamais rien. Lorsque l’on a apprit que celui-là même dissimulait ses avoirs à l’étranger quand il demandait, en toute « rigueur », au contribuable français de consentir à « plus d’efforts », on était au bord de la rupture. Puis, un vaste crédit d’impôt de 20 milliards d’euros a été indistinctement accordé aux entreprises du pays – McDonald’s compris – sans contrepartie sociale ou écologique d’aucune sorte, simplement pour appâter les grands actionnaires et complaire aux agences de notations inventées pour imposer leur discipline. Même dans la « majorité présidentielle », des voix s’élevaient pour questionner la destination des fonds.

Payer la dette ? Faire des cadeaux au CAC 40 ? Est-il vraiment nécessaire de prélever l’impôt pour des telles mesures ? Cette question, qui est rarement posée avec précision tant le financement de l’Etat social est une évidence qui pré-légitime globalement les contributions fiscales de chacun, est désormais au centre d’un grand débat national. Après des années de non-débat (l’Assemblée nationale a elle-même des pouvoirs extrêmement limités en la matière), les Français semblent se souvenir de leur histoire longue. Déjà, en 1789, l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen proclamait que « les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée ».

Ainsi, le libre consentement à l’impôt est précédé, nécessairement, du constat de sa nécessité.

On peut dire que l’impôt comporte en fait trois dimensions essentielles. La première, une dimension éthique, de l’ordre de la morale personnelle : il requiert un geste de partage absolu du citoyen. La seconde, une dimension sociale : progressif et redistributif, il finance un certain nombre de filets sociaux afin d’empêcher l’exclusion définitive des membres fragilisés de la société, quelles que soient les difficultés qui les frappent, signalant par là notre irréductible interdépendance commune. En redistribuant la plus-value créée par les salariés et captée par les propriétaires (du capital et des outils de production), il assure par ailleurs une circulation des richesses collectives dont le marché seul serait incapable et répare les inégalités qui nous divisent ; il est ainsi le prisme où s’ajuste la lutte des classes. La troisième enfin, une dimension politique : l’impôt fournit une assise matérielle à l’ensemble des lois qui s’appliquent sans distinction à l’ensemble de la communauté légale, empêchant le texte démocratique de sombrer totalement dans les mirages de la pétition de principe. Par les institutions politiques et les fonctions régaliennes qu’il finance, il donne vie à la souveraineté populaire, lui arroge le pouvoir de modeler concrètement la texture du monde dans lequel vivent ses dépositaires. L’impôt, chiffre de la loi et force du droit.

C’est dire à quel point l’impôt constitue le nerf de la République. C’est dire aussi combien le non consentement à l’impôt contient la menace d’une crise de régime, incertaine lacune de l’Histoire d’où le pire comme le meilleur peuvent surgir. La proposition de Marche pour la Révolution fiscale, le 1er décembre, est une méthode permettant de sortir par le haut de cette période de tension, et de retrouver l’impulsion positive de la Révolution Française. C’est l’occasion pour chacun de participer au constat des nécessités, pour exercer pleinement son pouvoir citoyen. Car quel est le constat actuel ?

D’abord, nous ne sommes plus égaux devant le paiement de l’impôt. Les classes dominantes ne cessent d’y échapper depuis des décennies. D’un côté ceux qui, conseillés par tout un bataillon de professions spécialisées dans le contournement de l’esprit des lois (avocats fiscalistes, conseillers financiers, etc.), pratiquent l’évasion fiscale à tous crins : de 60 à 80 milliards par an sont ainsi dissimulés chaque année à la République dans les paradis fiscaux. De l’autre, ceux qui pratiquent directement la négociation fiscale avec les services de l’État : « Toutes les fortunes de France négocient leurs impôts, vous le savez parfaitement » annonçait très sérieusement l’ancien conseiller spécial de l’Élysée, Henri Guaino, le 3 janvier 2013, à la télévision.

Ensuite, la destination de nos impôts pose problème : la majeure partie ne sert en effet plus à alimenter de grands investissements ou améliorer la qualité de services publics, mais à rétribuer une dette publique due pour une large part au sauvetage des banques privées « too big to fail » en 2008, qui s’étaient rendues coupable de spéculer avec l’argent de tous pour enrichir quelques-uns. Or ni le système bancaire ni la structure des marchés financiers n’ont été réellement réformés, et nous continuons à payer des impôts qui couvrent en réalité les risques inconsidérés pris par la classe professionnelle des cupides. Par ailleurs, cette dette que nous remboursons avec nos impôts se trouve évidemment assortie d’intérêts ; qui donc en sont les créanciers ? Pour la majorité, ces mêmes grandes banques, grands assureurs, fonds de pension et fonds souverains, d’un mot : l’oligarchie internationale. La dette française est ainsi détenue à plus de 65% par des non-résidents, c’est-à-dire par des marchés financiers bien plus exposés aux aléas conjoncturels de la spéculation qu’ils ne le sont aux lois d’une volonté générale déterminée. En fait, nos impôts alimentent un vaste business financier au lieu d’assurer le fonctionnement de la République.

Il faut aussi se demander si l’impôt est encore librement consenti lorsque c’est une instance non élue, la Commission européenne, qui fixe les grands arbitrages budgétaires du pays. En vertu du TSCG que François Hollande s’était promis de renégocier, notre destin fiscal nous échappe aujourd’hui largement. Les États doivent par exemple communiquer leur budget le 15 octobre, la Commission doit rendre son avis avant la fin novembre et peut en demander la révision; sorte de droit de véto budgétaire, en somme. Bien qu’elle ait obtenue une réforme des retraites dont le candidat Hollande n’avait pourtant jamais fait mention durant sa campagne, la Commission ne s’est en l’occurrence pas privée de chaudes remontrances cette année. La règle d’or impose par ailleurs que le budget soit toujours en équilibre alors qu’un budget en déséquilibre est aujourd’hui nécessaire pour relancer l’activité économique par la transition écologique des modes de production. Peu à peu dépourvu de ses prérogatives budgétaires, l’État ressemble de fait moins à une République qu’à un protectorat soumis à un pouvoir autoritaire.

Deux gouttes d’eau, enfin. D’abord, l’écotaxe, qui en plus d’être injuste, absurde et inefficace, a été ficelée de telle manière que pour la première fois depuis la Révolution ce soit une société privée (Ecomouv’) qui soit chargée de percevoir l’impôt – prélevant au passage une obole de 20 % (!) : retour des fermiers généraux, ni plus ni moins. Ensuite, la hausse de la TVA (de 7 à 10 % pour le taux intermédiaire, et de 19,6 à 20 % pour le taux normal, ce qui correspond à environ 6 milliards d’euros prélevés sur la demande) apparaît comme parfaitement cynique dans un contexte de récession économique : impôt non progressif, elle frappe plus lourdement les foyers modestes (8% du revenu des 10% des ménages les plus pauvres) que les riches (à peine 3% des 10% des ménages les plus aisés), grevant ainsi les dépenses courantes, détériorant un peu plus le cours de la vie quotidienne. François Hollande et le PS eux-mêmes n’étaient-ils d’ailleurs pas vent debout contre cette mesure votée par l’UMP, allant même jusqu’à la supprimer dès juillet 2012 ?

Par bien des aspects, notre système fiscal contredit donc l’article 14 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Plus que jamais favorable à la rente du capital accumulé, le régime fiscal ne cesse de creuser les inégalités au lieu d’opérer un juste partage des richesses. Depuis la crise des subprimes, une ponction systématique est organisée entre les mains du peuple au profit des banques et de la finance.

La seule limite à cette redistribution à l’envers, c’est …….lire la suite sur le blog de Médiapart (gratuit)

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