Ma visite à Fukushima, la dystopie au bout des doigts
Crédit photo Corinne Morel Darleux
Mercredi 12 février 2014, 8h08. Gare centrale de Tokyo.
J’ai mal dormi, réveillée en sursaut par la douleur après avoir donné un violent coup de pied dans le mur qui borde mon lit. J’avais pourtant renoncé à revoir Akira pour passer une bonne nuit. La matinée est froide. Sur le quai 21, le haut parleur mentionne tous les arrêts du Shinkansen vers Sendai. Je n’en entends qu’un, Fukushima… Trois ans que ce nom résonne dans le monde entier. Je me souviens de nos premiers communiqués, de mon billet de colère le 15 mars 2011 où déjà j’écrivais : « … mais j’avais dit assez de mots, je me tais. Je suis en colère, oui. Et je retiens mon souffle avec les damnés de l’archipel ».
J’ai du mal à réaliser que dans deux heures j’y serai.
Voilà ce que j’écrivais mercredi, dans le train qui m’emportait à Fukushima, en prévision de ce billet. Et depuis, j’y suis allée. Et revenue. J’ai beaucoup hésité ces deux derniers jours sur la forme à donner à ce compte-rendu. Mes récits d’écosocialisme au Japon jusqu’ici on fait une large part aux émotions et il est vrai que je ne dissocie pas la politique des vibrations de la vie. Les parfums, les images et les sensations, tout fait sens pour capter l’ambiance et la culture d’un pays. Mais parler de Fukushima, faire le tri dans les émotions, rendre les paysages marqués par le tsunami et l’invisibilité de la radioactivité avec des mots, à chaud, sans sombrer dans le pathos ni travestir la réalité… Je ne veux pas faire de sensationnel, juste rendre compte et témoigner. Alors cette fois, un billet qui vous semblera peut être un peu froid. Mais froide, cette journée l’a été.
10h, arrivée à Fukushima. Fukushima est à la fois le nom d’une Préfecture, d’une ville et de sa gare. Devant cette dernière, un panneau indique Fukushima Station. A côté, une publicité se détache en toutes lettres : Power city. La principale activité ici c’est l’agriculture, principalement les fruits. Leur vente a repris dès la deuxième année après le triple désastre. Séisme, tsunami, explosion à la centrale Tepco de Daiichi.
160.000 réfugiés ont fui, dont un tiers a du quitter la Préfecture. Aujourd’hui seulement 10.000 ont pu rentrer chez eux. Mais les jeunes ne veulent pas revenir ici. C’est un jour blanc, neigeux. Il fait froid, les rues de Fukushima ville sont grises et tristes. La traduction est parfois difficile, nous parlons un mélange de japonais, de français et d’anglais à nous quatre avec le Professeur et les époux Goto.
Premier arrêt dans la ville de Fukushima, près de préfabriqués où vivent, en habitat temporaire, des réfugiés de Namie. Ils étaient venus pour un an, ils seront bientôt là depuis trois ans. En zone rouge, à Namie, on estime qu’il faudra plusieurs décennies avant de pouvoir se réinstaller.
Nous croisons une jeep de l’Armée de défense japonaise. La préfecture attire tous les trafics. Les travaux publics, comme dans le reste du pays, regorgent de sous-traitants et se retrouvent souvent in fine aux mains des yakusas, la mafia japonaise. Trois risques principaux sont surveillés ici. Vols, tremblement de terre, terrorisme. C’est ce qu’on me répond, dans cet ordre là. La centrale de Daiichi reste extrêmement dangereuse. Un tremblement de terre, une attaque, et tout est fini.
En bas de l’immeuble où vivent les époux Goto, le travail de décontamination est terminé. En témoignent de grandes bâches bleues entreposées là. Personne ne semble savoir pour combien de temps. Sous le plastique, des tonnes de pelletées de sol. Le compteur Geiger annonce 0,179 microSV/h.
Le long de Shinobuyama, la montagne sacrée, nous reprenons la route. Celle qui a servi à évacuer au moment de la catastrophe, remplie de gens fuyant la côte Pacifique. En octobre 2011, l’assemblée de la ville de Fukushima a voté une résolution pour devenir indépendante du nucléaire. On m’explique que les habitants étaient pourtant des gens assez conservateurs, mais le désastre a révolutionné les mentalités. Et identifié deux ennemis déclarés : le gouvernement central et Tepco.
Le slogan dans toute la Préfecture est devenu « Protest and Survive » et des initiatives citoyennes commencent à fleurir. L’Alliance paysanne que je rencontre à Ryozen a ainsi lancé un fonds, alimenté par des fermiers et des citoyens, pour monter une petite centrale solaire. Ils ont collecté 400.000 euros et catégoriquement refusé le moindre argent public. Ils m’expliquent leur volonté d’être indépendants, ils se méfient des autorités et ne veulent plus avoir affaire à tout ce qui peut représenter le gouvernement.La ferme solaire a été inaugurée en septembre dernier. En janvier, elle a produit 10.000 kWh. L’électricité est revendue à l’entreprise Tohoku Electric Power. Il était hors de question pour eux de revendre à Tepco. Le compteur Geiger indique 0,453 microSV/h. On évoque beaucoup le solaire ici, mais jamais les économies d’énergie. Je parle du scénario Negawatt et de transition énergétique pour la millième fois depuis que je suis arrivée.
Je suis leur première visite. Ils sont ma première occasion de témoigner sur place de notre solidarité. Je leur parle de ce qu’on fait à la région Rhône Alpes pour les coopératives citoyennes, leur dis l’action qui a lieu en même temps à Paris contre le nucléaire, les chaines humaines chaque 11 mars. Ils me montrent leur maison, ancestrale, en bois, elle est là depuis 150 ans. Nos sourires, leur fierté… Eux comme moi, émus et joyeux. La neige nous empêche de nous approcher des panneaux solaires, ils m’invitent à revenir au Printemps.
A midi nous sommes à Soma, la température continue de baisser. Il fait 0°C. Les microSV augmentent un peu mais restent à des seuils raisonnables – pour une journée.
Ici mes hôtes tiennent à me montrer un bâtiment créé en partenariat avec la Fondation de France et des étudiants en architecture de Tokyo. Il abrite aujourd’hui un hangar pour les fermiers, un magasin de vente directe et un lieu de rencontres – café. Le projet s’appelle Nomado. Le toit est couvert de panneaux solaires. Huit personnes y travaillent à plein temps.
Les paysans y disposent d’un équipement, obligatoire, pour contrôler le taux de radioactivité de leur production. Les sacs de riz sont étiquetés d’un code-barre qui permet d’avoir un accès direct à ces informations. La machine qui calcule le nombre de becquerels contenu dans le riz est vendue par Areva.Je me surprends moi-même à exploser de colère dans le hangar.
Mes hôtes étonnés ont droit à une diatribe enflammée sur le capitalisme vert et ces multinationales qui font du profit en polluant, puis en dépolluant ce qu’elles ont détruit. Ainsi, Areva veut vendre du combustible Mox et des réacteurs nouvelle génération, « plus sûrs », au Japon. Mais en cas d’accident, pas de problème, Areva vend aussi. L’industrie du nucléaire gagne à tous les coups.
Le gérant a un autre projet en tête. Puisque personne ne peut retourner vivre en zone rouge, il veut y installer des panneaux photovoltaïques. Tout type d’entreprise y est interdit, mais le rapport de forces engagé par l’Alliance paysanne semble porter ses fruits. Ils ont obtenu l’autorisation des Ministères de l’agriculture et de l’industrie. Le projet doit démarrer cet été.
Nous déjeunons d’un bento traditionnel dans le café Nomado. Accompagné de thé vert bio, sur lequel il est spécifié qu’il a été produit sans aucun lien avec les multinationales de l’agro-alimentaire. Dans le magasin j’achète un Hanami de poche, des fleurs de cerisiers séchées sur lesquelles il suffit de verser un peu d’eau brûlante pour provoquer la floraison tant appréciée au Japon.
14h, le soleil apparait et réchauffe un peu l’air. Nous sortons le compteur Geiger qui est obligatoire dans la zone des 20km autour de la centrale. Il restera allumé tout le long de notre présence dans ce rayon, jusqu’au contrôle final de contamination en fin de journée, réalisé par des officiers avant de nous laisser repartir de l’autre côté. A l’avant de la voiture, bien visible, l’autorisation officielle qui spécifie la plaque d’immatriculation et nos noms.
Nous longeons la côte. Si les désastres du nucléaire restent cachés, impalpables, les ravages du tsunami sont eux encore bien visibles. Par le vide de ces immenses étendues de neige, là où il y avait autrefois des maisons. Des océans de vide. Le tsunami a provoqué 20.000 morts. Mes guides me racontent les lieux qu’ils ont parcouru avant, et juste après le tsunami. La rivière où on pêchait du saumon… Nous entrons dans la zone d’exclusion des 20 km. Ici personne n’a le droit de rester la nuit. Nous n’avons pas le droit d’arrêter la voiture. C’est le domaine des porcs redevenus sauvages et des cochons-sangliers que les gens semblent beaucoup redouter.
Après avoir passé un premier checkpoint, nous arrivons à la ville côtière de Namie à 15h. Nous avons rendez-vous à la Mairie avec un responsable du service Santé.
La Mairie tient un registre extrêmement détaillé de la nouvelle répartition géographique des habitants de Namie et de leur état de santé, régulièrement contrôlé. Namie est à cheval sur les trois zones : verte, orange et rouge. Les zones d’exclusion croisent deux critères : la distance de la centrale qui reste un facteur de risque important, matérialisé par le rayon des 20km, et le niveau de radioactivité dont la dispersion suit les courants des vents et va bien au-delà des 20km, mais peut aussi être faible tout près de Daiichi. Raison pour laquelle nous pourrons nous approcher à moins de 7 km de la centrale sans subir de trop fortes doses de radioactivité, qui ne dépassera jamais 0,500 microSV/h. Le risque le plus élevé ici en réalité, c’est celui d’un deuxième accident nucléaire. Dans les projets de reconstruction de la ville de Namie figurent un Mémorial et une ferme solaire.
Dernière étape, il est 16h30 et le soleil commence à décliner. Nous arrivons dans un lieu de bout du monde, improbable. Là où se situaient le port de Namie et son école élémentaire. 80 élèves en ont été évacués dès l’alerte du tremblement de terre. On aperçoit au loin les cheminées de la centrale Tepco. La terrible beauté du chaos. Pas de mots, juste des photos.